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Quelque chose dépasse. Du velours ras comme le pelage d'un bébé chien. Mon esprit se bloque. Mes doigts n'obéissent plus. Cet état me plonge dans un trou inculte et définitif, incapable d'avancer plus loin sauf à redevenir animal. Je renifle la première chose qui me tombe sous la main. C'est une petite boite à cigare posée près de ma lampe de bureau. De mauvaise qualité, le bois est friable, elle sent encore les cigarillos qu'elle a dû contenir. La pointe du bout de ruban. Doux, si doux. Je tire. La boîte s'ouvre. Je jette un rapide coup d'œil et referme. Je l'ouvre à nouveau. Et je répète des dizaines de fois. Comme hier. Comme avant-hier et les jours précédents.

Vieux rose dragée, délavé,velours pelé.

Cet état hypnotique est le signal que je ne peux plus rien. Plus sec que séché. La journée est finie. Je tends le bras pour éteindre la lampe de bureau. Je me lève. Je fais quelque pas jusqu'à la chambre et me laisse tomber sur le lit. Comment sera ma nuit ? Je tire le drap pour me recouvrir entièrement. Ce que la nuit va être ? Ce que la journée a été. Je ne suis pas sorti. Mon esprit a vagabondé toute la journée et je l'ai laissé faire. Je n'avais pas le cœur à me contraindre à un peu plus de rigueur. Je n'ai pas fait ce que j'avais prévu de faire. Encore une fois.

Je dors seul, ce qui me rend encore plus nerveux. Chloé est partie depuis trois jours. Je suis des yeux une infatigable fissure qui court le long du mur d'un coin à l'autre de la chambre. Toutes les images des trois derniers jours m'assaillent sans me torturer l'esprit. Je cherche la douceur du corps de Chloé. Je cherche à voir son visage, celui si beau la dernière fois que nous avons fait l'amour. Et je tombe.

J'ai été réveillé par des bruits répétés. L'isolation de l'immeuble est pathétique. Nous sommes obligés de nous en accommoder. Nous nous habituerons de mieux en mieux. Mon sommeil était de toute façon stérile. J'ai dormi dans un coma noir et vide. Je m'encourage à voix haute pour descendre de ce lit décevant. Chloé me dirait Arlo, n'exagère pas. Lève-toi ! Chloé n'est pas là pour m'encourager. Chloé n'est pas là pour faire du bruit avec la porte (notre rituel du matin, elle claque la porte - je m'assieds au bureau). Je me suis levé assez difficilement. Elle n'est pas là pour m'aimer. Je me fais un premier café, directement. Ni clope, ni douche. Dans deux heures, je descendrai prendre un autre café. Il est à noter que je n'écris jamais dans les cafés. Il y a, pour moi, quelque chose de très gênant à le faire, à voir les autres le faire. J'ai toujours assimilé cela à une posture. Cela fait des mois que je n'ai rien publié. Personne ne s'inquiète. Même pas Chloé. Le monde respire, paisible, avec ou sans moi. Je n'ai pas beaucoup d'argent. Chloé gagne le sien et nous nous en sortons ainsi. On s'en fout aussi. Je ne m'attendris pas sur ça.

Je m'attendris sur mon amour pour Chloé, sur les vieux que je croise au café, dont on ne sait jamais s'ils dorment ou s'ils sont en train de lire leur journal.

Je m'attendris sur la beauté des gestes faits pour rien.

Je m'attendris sur la complicité qui m'a lié à un gars, un jour, d'un sourire, parce que j'attends au coin de la ruelle qu'il finisse de ramasser sa peine. Je m'attendris sur les enfants quand ils ont l'air de n'avoir jamais quitté la lune qu'ils ont vraisemblablement connue avant d'épuiser leur mère. Je ne m'attendris pas sur l'idée que ma vie pourrait être plus confortable.

Avant de sortir, je cherche le gilet que j'ai balancé hier soir dans le salon sans y prêter attention. Je croise le psyché de l'entrée. J'ai l'air con habillé comme ça. Je me passe la main dans les cheveux pour essayer de les placer un peu mieux. Ils sont trop propres, je n'aime pas ça. Il fait bon, je vais changer de quartier, rejoindre ma terrasse ombragée. J'ai dix minutes de marche pour arriver au café. Je réfléchis à quand fumer ma roulée. Je passe par une rue dérisoire et surpeuplée. Trop de commerces, je n'ai pourtant pas le choix. Elle suscite toujours chez moi un fort sentiment de triomphe au moment où je réussis à m'en extirper. À mon entrée dans le café, le serveur éclate de rire à cause de mon tee-shirt. Il en rajoute après s'être rendu compte qu'en plus, il est vert fluo, aussi salaud qu'un stabilo. Je suis incapable de lui donner une explication claire sur le fait que je porte ce tee-shirt, sur la manière dont il est arrivé dans ma penderie. Plutôt classique et neutre gris noir beige bleu d'encre, je l'ai peu habitué à ce genre d'audace vestimentaire. Je m'installe en lui souriant. Les conversations alentour sont vivaces :

Le Ruban (nouvelle) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant