Le changeur

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Le temps a passé.

On dirait bien qu'un marchand sur son cheval arrive à l'orée de la forêt. Il a fait l'effort de parcourir une longue route sinueuse qui prend des détours alambiqués parmi les rochers. Le voici désormais qui attache son cheval à un arbre. Il porte redingote et fourrures. Ses cheveux sont d'un rouge éclatant. Ce n'est pas le genre de personnage que l'on croise souvent par ici. Mais pourtant, je le connais bien. Il ne le sait pas, mais il revient à la maison.

Il s'enfonce entre les arbres. Dans ces contrées vertes. Son visage est déterminé.

Il porte une bourse bien garnie à la taille.

Au bout d'un temps indéfinissable, alors qu'il à se lasser de devoir lever les genoux pour éviter de s'empêtrer dans les ronces et qu'il commence à perdre espoir, son regard rencontre la maison de terre de la vieille dame, à peine visible entre les arbres. Hourrah ! Les jumeaux sont là. Ils jouent à rien dans les hautes herbes, mâchonnent des graminées, font des anges en agitant les bras. Ils se précipitent à sa rencontre. Derrière eux, la vieille dame découpe des pommes de terre dans une large bassine en fonte.

« Tu es devenu un grand monsieur, Renard ! s'exclament-ils, admiratifs. On t'a à peine reconnu. »

Renard a l'air penaud. Il délace les cordons qui retiennent sa bourse à sa ceinture et la tend aux jumeaux.

« Je voulais vous demander pardon, bafouille-t-il. Et je voulais vous remercier. »

Les jumeaux demeurent coi, bouche béante et bras ballants.

« Qu'est-ce qu'on fait, Mamie ? Peut-être qu'on pourrait prendre juste une pièce ? Elles brillent !

-Range ça, intervient la vieille dame en s'essuyant les mains sur son tablier. Cela fait longtemps que je n'ai pas eu une petite visite. Je n'aime rien tant que de voir de nouvelles têtes. Assieds-toi, et raconte-moi la vie à la ville. Racontre-moi la vie dans ce fichu endroit de perdition. Peut-être que la prochaine fois, tu pourras m'acheter une louche, tiens. Je n'en ai plus depuis quelques saisons déjà, et son absence se fait cruellement sentir. »

Elle se lève et fait entrer Renard. Les pans du manteau de ce dernier frôlent les linteaux de la porte. L'hiver arrive désormais, mais la vieille dame est bien préparée. Les interstices des fenêtres et de la porte sont calfeutrés. Les pommes et les poires s'accumulent dans les cageots, dégageant un parfum amical. Il y a toute une collection de champignons sur une petite table, tout prêts à être nettoyés. Leurs formes variées et leurs couleurs chaudes plaisent au regard. Tandis que Renard prend ses marques, la vieille dame ramène un tabouret et une théière. Renard s'assied, éberlué. La vieille dame lui donne une petite tasse, une petite soucoupe, du pain, du beurre, de la confiture. D'habitude, bien qu'il confesse une affection spécifique pour la nourriture volée dans les poulaillers, aux étalages ou encore glanée dans les poubelles, il ne mange pas. C'est très pratique, ça permet de faire des économies, mais juste pour cette fois...Comment résister quand tout semble avoir été préparé avec tant de soin ? Il hume le parfum fleuri qui s'échappe de la théière sans pouvoir s'en empêcher. Puis il se reprend, brutalement.

« Il y a une lettre à la poste centrale, souffle-t-il en regardant le sol de terre battue. Je n'ai pas pu la prendre, mais je voulais vous le dire. »

Les jumeaux battent des mains.

« On ira voir, disent-ils gentiment. Mais d'abord, je crois que Mamie a une question. »

La vieille dame s'intercale entre eux avec l'air d'un juge demandant à parler et verse un peu de tisane dans la tasse de Renard d'un petit geste précis. Le liquide s'échappe de la théière avec un chant joyeux.

« Alors, reprend-elle. C'est très gentil de nous arriver avec des nouvelles de notre grande fille partie dans le vaste monde, mais et toi ? Moi, tout d'abord, je veux savoir tout ce que je peux sur mon nouvel invité. N'est-ce pas normal ? Les jumeaux m'ont parlé de toi, mais je ne t'avais jamais vu. C'est comme si je te connaissais déjà, mais tellement peu aussi! Que t'est-il arrivé pour que tu nous arrives si beau ? C'est donc bien vrai que les jumeaux ont fait virer ton chef ? »

Renard baisse le museau. Tout doucement, il se met à pleurer.

HERNEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant