Amitié ébréchée 6/6

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Et voilà, ça commence. C'est toujours pareil. J'ai horreur qu'on me mette face à mes manquements. Qu'on me les jette à la figure.

Je sais très bien que je n'ai pas appelé.

J'ai eu envie de le faire, mais j'appréhendais ce moment alors j'ai repoussé l'échéance. En général, plus je tarde, plus j'ai honte. Et plus j'ai honte, plus ça me paralyse. C'est un cercle vicieux. Comment l'expliquer quand la personne en face de vous ne voit que vos torts ?

J'ouvre la bouche mais aucun son ne sort, alors je prends un grand appel d'air et j'attends.

Je ne suis jamais comme ça avec les nouvelles personnes que je rencontre. Plus maintenant en tout cas. Mais revoir Charlotte me plonge dans un embarras incommensurable.

Cependant, à ma grande surprise, elle saisit mes mains et je ne les retire pas.

— Oh Deb, qu'est-ce que tu m'as manquée !

Elle me scrute de ses yeux perçants et reprend avant même que j'ai eu le temps de m'exprimer.

— Tu n'es pas obligée de dire quoi que ce soit. Et je ne t'en veux pas de ne pas avoir appelé. A ta place, j'aurais fait exactement pareil... Tu sais... tu n'as sûrement pas envie d'en parler mais... je ne sais pas comment tu as supporté les moqueries, les rumeurs, les chuchotements et les murmures sur ton passage... Je crois que si ça avait été moi, je n'aurais pas eu la force... Je ne sais pas... je me demande si... je...

Sa voix se brouille. Elle respire lourdement. Mais elle ne détourne pas les yeux. Elle continue dans un souffle :

— Je ne sais pas si j'ai été à la hauteur... tu vois... Je m'en veux. J'aurais dû faire plus... J'étais jeune, j'étais sous l'influence de mes parents... mais ça n'excuse rien... Non, rien.

C'est moi qui inspire avec difficulté maintenant. Je sens les larmes monter et voiler ma vision. Je cille à plusieurs reprises pour les chasser.

Elle se tait à présent. Et moi, je n'ai pas le courage de parler. Nous sommes toutes deux assaillies par les souvenirs. Les miens affleurent à la surface de ma conscience, trop longtemps enfouis, toujours aussi douloureux pourtant.

Je le revois... C'est comme si c'était hier... Son visage est toujours aussi net...

***

<< Il me regarde, il approche, il sourit. La barque tangue légèrement. Je tire sur la corde. Nous savons qu'il est interdit de jouer à cet endroit là de la rivière. Pourtant, c'est le rendez-vous de notre bande, tous les mercredis, et presque tous les week-ends. Nous suivons l'ancien passage du bac pour traverser et rejoindre l'autre rive. Je suis passée la première. Charlotte n'arrivera qu'après son cours de solfège. Baptiste me suit. Il a besoin de moi. Son bras en écharpe l'empêche de tracter la barque alors c'est moi qui tire depuis le gué.

Soudain, le néant. Trou noir.

Quand je reprends conscience, je suis à terre, couverte de boue, endolorie. Seule. Où est Baptiste ? La barque s'est retournée. Je l'aperçois plus loin, ballottée entre deux rochers. >>

***

Je regarde la Charlotte adulte. Je vois la douleur sur son visage. La perte d'un ami. Le début de la descente aux enfers pour moi. Je sais qu'elle revit la tragédie avec moi. Mais elle n'y était pas. J'étais seule. Je suis l'unique responsable de la mort de Baptiste.

***

<< Il avait seize ans, moi dix-sept. Sa vie est partie en quelques instants. La mienne se délite depuis des années.  Le poids de sa mort pèse encore et toujours sur ma conscience.

Après ça, plus personne ne m'a regardée comme avant. Les uns avaient peur de moi, d'autres —peu— me plaignaient, et certains ont profité de ma faiblesse pour m'enfoncer et affirmer leur supériorité. >>

***

Pas elle.

— Tu étais là, Charlotte... tu as toujours été là...

— Non, j'aurais pu te défendre mieux, ne pas les laisser dire... après, tu sais...

***

<< Après... Après, les épisodes avaient continué. Le diagnostic avait été posé. Épilepsie. Le plus souvent, les crises étaient "partielles", une chance avaient dit les médecins. A part cette première fois, au bord de la rivière, j'ai rarement perdu conscience. Ma " chance ", était de ne souffrir que de passages aigus de convulsions qui touchaient tantôt un membre, tantôt un autre, quand ce n'étaient pas mes yeux qui se révulsaient.

Des lycéens ont commencé à m'affubler d'un surnom affreux, que j'ai préféré oublier.

Charlotte a continué à me voir, après le lycée. Mais la journée, c'était trop dur. Je m'isolais, je ne voulais pas la mêler à tout ça.

J'ai commencé à partir en vrille. Sécher les cours, oublier mes cachets ou en prendre trop d'un coup. Je buvais parfois, seule.

Un jour, Charlotte m'a trouvée en pleurs aux toilettes. Elle a vu les marques sur mes bras. Elle a compris. Elle s'est imposée à mes côtés jusqu'à la fin de l'année scolaire.

Et puis elle est partie à la fac. Moi j'ai quitté la région. >>

***

Voilà, c'est tout.

Tout ce qui nous relie.

— Tu n'y est pour rien... Ce sont mes démons... A moi de les combattre. C'est moi, qui me suis enfermée dans le silence.

— Mes lettres...

— Tes lettres... Je les ai reçues. J'ai lu les premières... C'était à chaque fois un rappel de ce que j'aurais pu être... ce que je ne serai jamais. J'ai cessé de les ouvrir... Mais je les ai conservées précieusement.

— Et puis j'ai arrêté d'écrire...

— Et c'est ce que je souhaitais. Que tu tournes la page. Que tu vives ta vie.

Je regarde autour de nous, lui indiquant que je suis fière de ce qu'elle a accompli.

— Mais je ne l'ai jamais fait, tu sais...

Je ne comprends pas.

—Je n'ai jamais tourné la page, Deb. J'ai fait la paix avec beaucoup d'éléments du passé mais je n'ai jamais cessé de penser à toi... J'ai arrêté de t'écrire parce que ça te faisait du mal et que c'était la meilleure façon de t'aider à aller de l'avant. Mais j'ai toujours gardé un œil sur toi, tu sais...

Et elle se met à parler, sans pouvoir s'arrêter. C'est mon histoire qu'elle déroule. Elle sait tout. Tout. Mes errances, mes rencontres. Elle a induit mes craintes, mes bonheurs, mes déceptions. C'est ma vie qu'elle raconte. Avec mes hauts, mes bas, mes passages à vide, mes solitudes, mes hospitalisations aussi.

Elle était là. Elle a toujours été là et je ne le savais pas. 

Tout ce temps où je croyais être seule, elle tissait un fil invisible entre elle et moi. 

Un peu à l'aveuglette parfois, un peu en tâtonnant. 

Mais elle l'a fait.

Pour la première fois depuis des années, je me sens à ma place. Je serre ses mains qui ne m'ont pas lâchée.

Elle... ne m'a pas lâchée.

Une amie. Une vraie.

Et je ne le savais même pas.

FIN

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Cette nouvelle, qui n'est pas la plus gaie, a participé à un concours de nouvelles sur Fyctia en 2017. A la clôture du concours, les nouvelles que j'avais proposées était celles ayant recueilli le plus de votes des lecteurs. Une jolie victoire pour mon deuxième concours sur cette plateforme :-)  

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