Ben, ma foi il n'y a plus de vache. Ce n'est pas compliqué, elles sont toutes parties. Alors bien sûr ça laisse un grand vide dans le paysage. On sent qu'il y a quelque chose qui manque au premier coup d'nez. J'aimerais bien vous dire que tout va bientôt rentrer dans l'ordre, mais sincèrement je n'y crois pas. Elles sont parties pour de bon, c'est comme ça, on y peut rien. On n'y peut plus rien en tout cas. Si on voulait faire quelque chose, c'est avant qu'il aurait fallu agir. Maintenant c'est trop tard. Il nous reste plus que les yeux pour pleurer comme y disent en ville. Alors on pleure, c'est vrai c'est rageant à la fin. En plus ce n'est pas de notre faute à nous autres. On a rien demandé. On aimerait juste que tout soit comme avant, quand nos belles vaches broutaient calmement dans les pâturages. Au lieu de ça, il n'y a plus rien. Notez que je ne dis rien, mais il nous reste toujours les bœufs et quelques taureaux. Mais bon ce n'est pas la même chose. Attendez, qu'on se comprenne bien, je n'ai rien contre eux, ce sont des bons animaux, ils sont gentils, mais on peut pas vraiment compter sur eux pour avoir du lait, on est d'accord ?
Remarquez, le lait ça fait déjà un petit moment qu'on en avait plus. Déjà bien avant que les vaches ne disparaissent, il faut croire qu'elles s'étaient mis en tête de ne plus en faire depuis belle lurette. Et puis, personne n'ignore que quand une vache décide quelque chose, autant dire que celui qui lui fera changer d'avis n'est pas encore né. C'est qu'elles sont têtues ces bêtes, surtout les nôtres. Mais de là à imaginer une fugue de cette ampleur, franchement il fallait être devin ou alors avoir 20 sur 20 aux tests de vue de l'esprit. Evidemment, avec le recul on peut discerner quelques éléments précurseurs, quelques pistes qui pouvaient nous induire vers un début de solution. Mais franchement à quoi bon ? Ça ne les fera pas revenir, elles sont loin maintenant. Probablement à Paris ou Milan en train de vivre la grande vie.
Mais c'est vrai qu'on aurait dû se méfier, quand l'autre a débarqué. Avec ses habits, son style et sa démarche, sans parler de sa coupe de cheveux. C'est sûr qu'il était différent. Les ennuis à plein nez ça puait, mais nous autres on a rien sentis. Au contraire on s'est dit tiens, il a l'air sympa, bizarre, mais sympa. Il venait de la vallée, là en bas. Un grand sourire et des tapes dans le dos, même sur nos épaules dénudées et transpirantes après une longue journée aux champs. Et puis ça faisait plaisir, on aimait bien. Il disait tout le temps qu'on était "coule", "hyper coule" parfois même. Je ne sais pas s'il parlait du fait qu'on ne savait pas nager. Mais en tout cas ça avait l'air bien d'être "coule". Ça donnait envie de se baigner.
Edouard Joe, il s'appelait comme ça. Bon, bien sûr, on pouvait l'appeler Ed', avec une apostrophe à la fin. Ça faisait "coule" aussi. Alors on l'appelait Ed'. Il avait 37 ans, un beau physique bien en muscle et une dégaine d'acteur de cinéma. Et pour cause, il travaillait dans la mode. Un jour, il nous a expliqué son travail, c'était après la désalpe, il y a 2 ans. Ed' était manager, c'est un mot anglais pour dire qu'on s'occupe de choses. Après, il semblerait que les choses ne s'étaient pas bien passées. Tout n'était pas clair dans les détails, mais bref, disons qu'Ed' est arrivé ici pour changer d'air. Et c'est vrai pour ce qui est de l'air on en manque pas, et du bon, du celui qui sort du cul des vaches et tout et tout. Mais bon c'était avant quand on avait encore des vaches, maintenant il n'y a plus que de l'air, de l'air comme partout et ça sent plus trop.
Au début, on l'a trouvé sympa, un peu fada bien sûr, mais drôle aussi. Quand il nous a dit qu'il voulait élever des vaches, que c'était ça dont il avait besoin en ce moment dans sa vie, on a un peu rit, mais je crois qu'Ed' était sérieux. Il voulait vraiment faire ça. Alors pourquoi pas, après tout. En plus, tout le monde l'aimait de par chez nous. Les femmes du village aussi. Il avait trouvé de quoi se loger dans la grange de Firmin. Il passait ses journées à se promener dans les pâturages, à guigner dans les fermes. Au bout de quelques semaines il connaissait toutes les vaches par cœur, il apprenait leur numéro inscrit sur l'oreille, et les récitaient. Il se baladait, une fleur en bouche et caressait la croupe des belles en leur racontant des histoires.

YOU ARE READING
Y a plus de vache !
HumorL'histoire courte de la vie des habitants d'une vallée, qui se trouve chamboulée suite à l'arrivée d'une personne de la ville. Prix de la ville de Gruyère 2016