Déjà jeudi. Et toujours huit bandes sur ce passage piéton.
Pas encore dix heures et j'allais chez Valentine Danielle. Mais que pouvait-elle bien vouloir de moi ? Allait-elle m'embrasser une nouvelle fois ? Et devais-je m'en plaindre ?
De mon côté c'était normal ; Valentine Danielle, je la connaissais depuis des années, sous toutes les coutures. Je savais à quel âge elle avait perdu sa première dent et combien de petits amis avaient eus ses enfants. Mais elle ne me connaissait pas, elle n'avait entrevu de moi que cette mince image que j'avais bien voulu lui donner. C'était mon idole, mon idéal, et moi qu'étais-je pour elle ? Un spectre lui rappelant un amour passé ? Pourquoi voyait-elle en moi cette amourette d'un temps lointain alors qu'elle avait aimé tant d'hommes, dont certains lui avaient donné des enfants ? Mais au final, avais-je le droit de me plaindre ? J'étais une parfaite inconnue que Valentine Danielle voulait voir. Qui étais-je pour elle ? Sa nouvelle favorite, la nouvelle dame de compagnie de Valentine Danielle ! Ah, oui, je voyais bien la scène. Une jeune femme vampirisée par la gériatrique actrice de cinquante ans son aînée ! Était-ce seulement vraisemblable ? Dans l'histoire ce serait moi qui passerais pour une escroc. Paris Match titrerait « La jeune femme qui causa la perte de Danielle », avec pour phrase d'accroche « Une jeune réalisatrice qui se croyait prometteuse, accaparant le succès, et l'argent ! de Valentine Danielle. Elle la fit chanter pendant des mois pour obtenir places dorées sur tournages d'argent. Et bien sûr, elle profitait de sa fortune. »
Après tout, ils pouvaient bien penser ce qu'ils voulaient, moi, je n'étais là que par Amour. Valentine Danielle voulait me voir, faire de moi sa coqueluche ? Ainsi soit-il, j'allais sûrement devenir la femme la plus heureuse du monde. Et comment ne pas l'être ? C'était si inespéré. Comparable à cette sirène divine qui s'intéresse au pauvre bigorneau que vous êtes. Valentine Danielle voulait s'acoquiner avec Nina Delaunay, c'était simplement que j'avais joué la bonne carte. Pour une fois que mon nom m'avait servi à quelque chose...
Par Amour, mais je ne dirais évidemment pas non à quelques pistons de sa part pour travailler sur des tournages opportuns ! J'étais sûre qu'elle ne me le refuserait pas. J'avais lu dans ses yeux une semaine auparavant toute son affection soudaine à mon égard. Ah, je ne voulais pas profiter de sa gentillesse, loin de là, je l'aimais et la respectais trop pour cela. J'énumérais seulement toutes les éventualités. Si elle me le proposait, je serais bien bête de refuser.
*
Mes jambes, rafistolées maladroitement après ce surplus d'émotions le 17 dernier, eurent tout autant de mal à me porter jusqu'à son immeuble. Mon doigt glissa sur l'interphone, ma voix cassa à l'annonce de mon patronyme et mes pieds se dérobèrent presque dans les escaliers. Seul Myrtille me sautant à la jambe réussit à m'apaiser quelque peu.
— Tu vas bien ?
J'osai à peine la regarder. En une semaine, j'avais déjà oublié ce que c'était d'entendre sa voix directement dans mon oreille et non modifiée par un canal audio. Si douce, si rauque et toujours empreinte des marques de sa jeunesse. Si seulement tu n'avais pas fumé !
— Je vais bien, et toi ?
Le tutoiement me paraissait insurmontable aujourd'hui quand la dernière fois il m'était venu si naturellement. Elle m'avait envoûtée la garce ! Avec ses yeux de biche et ses films. Et d'ici quelques secondes le « tu » passera la barrière de mes lèvres comme une évidence. Moi qui avais toujours eu horreur du vouvoiement.
Je pénétrai dans l'appartement dont je ne connaissais que le salon et les toilettes. Et lorsqu'elle prit mon manteau, nos regards ne purent s'empêcher de tomber l'un dans l'autre.
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La femme du crépuscule
Roman d'amourNina, une jeune femme qui rêve d'embellir le corps féminin en réalisant des films, se décide enfin à écrire une lettre à son artiste favorite, Valentine Danielle. La chance, ou est-ce le destin ? lui accorde une rencontre. Valentine, de cinquante an...