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La touffeur de fin août le prenait à la gorge, pourtant un regard vers la dispute aphone derrière la vitre du balcon le dissuada de rentrer. Accoudé au garde-fou, Rayenne contemplait d'un œil morne sa ville grisâtre. La pointe de sa basket usée au-dessus du vide, il songeait à l'avenir incertain qui l'attendait. Grâce à la jeune femme qui s'époumonait sur leur géniteur derrière la porte fenêtre, il entrerait dans une grande école de la capitale en septembre.

Il avait beaucoup de reconnaissance pour sa sœur, cette grande brune aux traits tirés par la fatigue qui avait toujours cru en lui. Il se souvenait encore de son regard caramel qu'illuminait une étincelle de joie maintenant rare lorsqu'elle l'aidait à réviser ses cours, sa fierté quand il avait sauté le CE2, la chaleur de sa vieille Clio quand elle venait le chercher au lycée, la façon dont elle était parvenue à le rassurer quand il s'était découvert diabétique. Alors qu'il terminait sa deuxième année de prépa, c'était elle qui avait payé les droits d'inscription au concours pour Centrale. Sa mère avait soupiré que c'était utopique, une dépense stupide et inutile, mais sûrement trop épuisée pour lutter elle avait laissé faire, tout comme elle l'avait laissé finir le lycée, s'inscrire en prépa... Après tout, ce n'était pas elle qui payait.

Il savait bien qu'à travers lui sa sœur vivait le parcours scolaire exemplaire dont elle aurait rêvé, si les factures ne l'avaient incitée doucereusement à quitter son bureau de lycéenne pour la caisse d'un Lidl. Mais au vu de tout ce qu'elle avait fait pour lui, lui permettre cette victoire par procuration n'était qu'un moindre sacrifice.

Et justement, pour elle il avait donné tort à leur mère désillusionnée. Avec un sourire timide et fier, il leur avait annoncé son admission, et sa sœur l'avait enlacé avec un rire joyeux.

« T'es l'meilleur p'tite tête ! »

Alors qu'il tenait les murs avec quelques potes, il leur avait annoncé son admission un sourire dans la voix, ses yeux rêveurs perdus bien loin dans l'infini rubescent d'un ciel vespéral. On le félicita, on rit, on le siffla et on vida quelques bières à bas prix à son honneur. Les mains sur son épaule qui la serraient pour l'encourager, les regards gentiment moqueurs, les insultes teintées d'une fausse jalousie qui démontraient une sincère fierté, ses souvenirs tourbillonnaient en lui alors qu'il contemplait sa ville grisâtre. L'astre solaire était descendu bien bas sur l'horizon tandis qu'il naviguait sur les vagues de ses réminiscences

Un vague sourire aux lèvres, il se tourna à nouveau vers le petit appartement qui semblait avoir été déserté. Il entra dans la fraîcheur du salon et soupira de soulagement en constatant que la houleuse dispute semblait avoir fui, le vent éloignant la tempête. Sa sœur devait être retournée travailler, et pour son père... Eh bien, tout ce que Rayenne pouvait dire avec certitude, c'est qu'il ne semblait plus être ici. Un regard rapide en direction de la vieille pendule en plastique blanche convainquit le jeune adulte de se diriger vers la petite cuisine ; fouillant dans le réfrigérateur il trouva l'emballage en polystyrène d'une boîte de filet : offre spéciale, -30%. Périmée d'un jour seulement, il soupira mais l'ouvrit et commença à découper la viande.

Le tic-tac lancinant de la pendule rythmait ses gestes réguliers, avec une triste ponctualité il entendit la voisine du dessus enfiler ses talons hauts qui claquaient sur le sol alors qu'elle se dirigeait vers la porte. Le battant qui se rabattait violemment derrière elle, la femme dévala comme chaque jour les escaliers. Il était 20h, elle partait travailler. Dans le hall, elle croiserait la mère de Rayenne qui lui adresserait un sourire triste, éreintée.

Et effectivement, seules quelques dizaines de secondes s'égrenèrent avant qu'une quadragénaire aux lourds cernes n'ouvre la porte de l'appartement. Avec un sourire fade, elle vint déposer ses lèvres rêches contre son front : « Ça va mon chéri ? ». Elle n'attendait pas vraiment de réponse, mais il lui assura que oui avec un sourire rassurant. Le jeune homme détaillait le profil de l'infirmière épuisée alors qu'il saisissait mécaniquement l'huile et une poêle. Sa chevelure épaisse, d'un somptueux noir charbon, grisonnait doucement au niveau des tempes. Le crayon noir qui soulignait son regard avait glissé dans les plis de sa peau, creusant ses cernes et lui faisant un regard plus lourd encore. Sa bouche était affaissée en un pli amer alors qu'elle aussi s'affaissait dans un siège et s'allumait une clope.

Avec des gestes rapides et visiblement rythmés d'habitude, le fils mit la viande dans la poêle, ouvrit une ratatouille en conserve pour la verser dans une casserole, puis vint ouvrir la fenêtre. Enfin, il apporta un vieux bol caligineux à sa mère, dans lequel elle finirait par délaisser les restes rougeoyant de son tube de nicotine avec ceux précédents.

La porte de l'entrée s'ouvrit à nouveau sur une grande brune alors que l'odeur de la nourriture commençait à parfumer la cuisine. Elle les rejoignit rapidement, défaisant son chignon branlant et balançant ses baskets quelque part dans le salon avec un soupir de soulagement.

« Salut m'man, salut p'tite tête. Qu'est-ce que tu nous fais ? Ça sent super bon ! »

Se forçant à afficher un sourire enjoué en réponse à la joie de vivre artificielle de sa sœur, le cadet répondit d'une voix vive :

« Escalopes et ratatouille ! »

Elle le complimenta à nouveau et vint embrasser leur mère tranquillement alors qu'il glissait une pincée de cumin pour relever le goût des légumes industriels. Ils s'attablèrent tous les trois sur le plan de travail servant de table à manger, dans la cuisine, et dînèrent au rythme de la discussion des enfants. Le regard vide, leur mère partit se coucher, et ils l'imitèrent après avoir rangé la cuisine. Cette fois encore, leur père ne rentra que tard dans la nuit, et cette fois encore, il n'était pas sobre.

Nouveau Départ - Etoiles [FINI]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant