Le dimanche matin donne du répit à la ville. Peu de monde sort malgré le beau temps qui peut permettre une balade agréable. Seul le bruit des pas sur le gravier est audible. La jeune fille marche, l'allure moyenne. Ses Doc Martens écrasent les cailloux, chauffés par le soleil de la matinée. Elle est seule et ne croise aucun passant, d'habitude présent pour aller au marché. Elle regarde droit devant, un bouquet de fleur à la main. En apparence, elle semble à l'aise, calme et armée d'une certaine assurance. Mais, à l'intérieur, ses pensées s'élancent comme des fusées dans un vacarme sans nom. Chaque pas est une remise en question. Va-t-elle réussir ? Et si elle n'y arrivait pas ? Fera-t-elle les bonnes choses ? Toutes ses questions l'angoissent. Elle répondra elle-même à ses questions dans quelques minutes. Avec un espoir de réussir cette démarche.
Gabrielle entre dans le cimetière. Une montée d'adrénaline apparaît. Tout est sous contrôle. Voilà maintenant deux mois qu'elle a écrit cette lettre où l'adolescente explique l'accident. Elle a été bien accompagnée, notamment avec la psychologue. À partir de cet exercice difficile, cette dernière a insisté pour qu'elle vienne chaque semaine afin d'en parler. Cela lui a fait énormément de bien. Le soutien considérable de Camélia a été bien plus bénéfique qu'elle ne le pensait. Surtout depuis sa déclaration. Après une sortie en scooter, Camélia avait insisté pour l'amener sur le Pont des Arts afin de lui avouer ses sentiments. La jeune fille était sous le choc de voir ce qu'elle avait fait pour elle. Alors, elles se regardent dans les yeux en souriant avant de s'embrasser. Acte digne des plus grands clichés de romance, illuminant la nuit du treize Mai et liant leur cœur par la liane de l'Amour. Elle va mieux.
Cela fait maintenant un an depuis la mort de papa. Je suis prête.
Ses yeux scrutent chaque pierre tombale, à la recherche de celle qui l'intéresse. Cela fait une bonne année qu'elle n'avait pas remis les pieds ici. Toutes excuses étaient bonnes pour ne pas y aller. Elle allait jusqu'à se rendre malade pour ne pas venir ici. Sa honte était bien trop forte pour tenir compagnie à l'homme qui l'a sauvé. Amélie était exaspérée de voir sa fille éviter dans tous les cas la tombe de son père. Gabrielle regarde les tombes. Cela doit faire un bon moment que les visiteurs ne viennent pas. Les fleurs posées sur les pierres sont fanées. Comme si elles étaient mortes, accueillies par les occupants.
Des souvenirs reviennent dans ses pensées. La jeune femme se voit à l'âge de sept ans, vêtue d'un pantalon troué par son agitation ainsi que d'un tee shirt violet. Une tenue qu'elle a récemment vu dans l'un de ses albums photos et qui ne lui plait pas du tout. A cette époque, son père l'emmenait au parc après l'école. Il prenait également un goûter et la laissait jouer pendant trente minutes avant de retourner à la maison afin de faire ses devoirs. Le parc était juste à côté de chez elle, cela lui permettait de rester un peu plus tard que les autres enfants. Ce moment avec son père était une chose qu'elle chérissait beaucoup.
Puis, Gabrielle a ensuite un autre souvenir. Celui d'une activité qu'elle faisait régulièrement. De la pâte à sel. Ce passe-temps était quelque chose qu'elle adorait. La petite fille de neuf ans aimait créer pleins de figurines en tout genre. Elle se souvient notamment d'un épisode qui, à l'époque lui avait paru comme une véritable tragédie. En voulant remettre le meuble de la télé à sa place après l'avoir bougé, elle avait fait tomber sa figurine Woody Woodpecker, un pivert au rire communicatif, qu'elle avait créé la semaine passée.
Sa bouche esquisse un sourire. Elle se souvient avoir pleuré en voyant le résultat de sa maladresse. Le bec du Woody n'était plus là. Il s'était cassé suite au choc provoqué par la chute. Ses parents, alertés par les pleurs de leur enfant, se sont précipités dans le salon. En voyant la fameuse scène de crime, sa mère avait pris les deux morceaux cassés puis elle a accompagné son mari et sa fille vers la table à manger. Muni d'un pistolet à colle, ils ont recollé le bec et le corps de Woody comme s'ils procédaient à une opération aussi importante que celles du jeu Docteur Maboul.
Ces souvenirs restent ancrés en moi. Je ne veux pas les oublier.
La jeune fille se retrouve face à une tombe. Le bloc rectangulaire de marbre noir est propre. L'écriteau de la même matière est posé en perpendiculaire. Son regard se porte sur l'écriture dorée.
« CARON Pierre (1978-2019) »
Gabrielle est saisie par une vague d'émotions intenses. Ses yeux se brouillent de larmes. Gabrielle réalise l'importance de sa venue. Ses cheveux dansent dans le vent. Elle met automatiquement une mèche derrière son oreille et enlève d'un geste doux la larme qui descend sur sa joue. Elle a mis cette robe verte à fleur blanche que son père adorait. Celui-ci appréciait particulièrement cette robe qu'elle avait mise pour le mariage avec sa femme un an plus tôt.
La jeune fille s'approche au plus près de la tombe. Son regard ne cesse d'observer la dernière demeure de son père. Elle ne peut pas s'empêcher d'être émue. Cela fait maintenant un an que cet accident s'est passé. Voilà une année complète que cet homme tant aimé lui a sauvé la vie. Trois-cents soixante-cinq jours sans lui, sans cette épaule sur laquelle Gabrielle se posait. Elle est passée par plusieurs étapes. Notamment la colère, le déni mais aussi et surtout la douleur et la tristesse. Toutes ces émotions sont passées et l'ont envahi sans relâche.
C'est aujourd'hui, ce dix-neuf juin deux mille vingt que Gabrielle ose. Elle se penche et pose délicatement le bouquet de fleur sur la pierre. Son cœur bat à une vitesse effrénée. Sa respiration se calme et ses yeux se ferment avec lenteur. Ce poids si lourd à porter depuis un an va la quitter. Enfin. Gabrielle prend son temps. C'est un silence qu'elle devait consacrer pour rendre hommage à son père. Un égard important et mérité. La jeune fille regarde sa montre. Elle se met à genoux, sa peau contre les graviers blancs du cimetière. Elle relève sa tête avant de regarder les écritures dorées.
« Merci de m'avoir sauvé papa, je t'aime. »
« Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »
Victor Hugo - Les contemplations,
livre quatrième Pauca Meæ,
3 septembre 1847.FIN
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Aphasie
Short StoryLe processus de la résilience donne au deuil une délivrance. Les pétales se détachent de la fleur pour aller loin du chemin de ce malheur. La liberté de flotter dans l'air pour laisser en paix ceux qui nous sont cher. Touchée par un événement encore...