Ils existaient.
Ils étaient une dizaine comme eux, constitués d'aucune matière et n'ayant par conséquent aucune forme distincte, ils étaient ce que nous appellerions des « esprit », une espèce à part entière n'ayant pas besoin d'incarnation pour être. Leur existence dépassait toute logique humaine, ils ne parlaient pas, n'avaient pas de langage, communiquaient par un moyen inconnu et incompréhensible. Les appeler « espèce » est déjà erroné, dire qu'ils étaient des êtres ou des esprits est tout aussi faux. Le terme se rapprochant le plus de la vérité serait « entités » mais ce ne serait toujours pas correct. Ils étaient simplement « autre chose ». Mais pour les besoins de compréhension, nous accepterons ces raccourcis.
Ils existaient.
Eux-mêmes ne savaient pas précisément depuis quand, d'ailleurs ils ne se posaient pas la question étant donné que la notion de temps leur était inconnue, non pas qu'ils étaient immortels : ils ne vieillissaient simplement pas, mais cela faisait des milliards d'années qu'ils erraient dans l'immensité de l'univers cherchant avec curiosité à le connaître dans son entièreté, du plus petit insecte terrestre à la forme de vie la plus improbable que votre esprit puisse imaginer. Du plus loin qu'ils aient pu se souvenir, rien n'avait existé avant eux. Leur existence était spontanée, au commencement il n'y avait rien, et l'instant d'après ils étaient apparus. Il semblerait même, d'après ce qui a été compris de ce qu'ils ont essayé de communiquer, qu'un de leur jeu déclencha une explosion qui fut l'origine de la matière (mais cette information reste à confirmer). Leur omnipotence et leur absence de vieillissement pourraient faire dire à certains qu'ils étaient des dieux.
L'un d'entre eux, un jour, se demanda pourquoi tout ce qui est vivant meurt un jour ? Pourquoi étaient-ils des exceptions à cette règle. Il proposa alors quelque chose à ses comparses : et s'ils rendaient une espèce immortelle ? après un débat dont nous ne saurions mesurer la durée tant elle nous dépasse, ils vinrent à la conclusion que ce serait contre nature, qu'il devait bien y avoir une raison pour laquelle les individus vieillissent et meurent, même s'ils ne comprenaient pas cette dernière. Mais le premier tenait à son idée, et proposa alors un jeu qui aurait un lien avec l'immortalité : Ils iraient sur chaque planète de l'univers et empêcheraient pendant un an toute forme de vie sur cette planète de s'éteindre, que ce soit des animaux, des végétaux, des micro-organismes et peu importait la durée d'une année sur la planète puisqu'ils étaient immortels.
Alors ils jouèrent, et pendant des milliers d'années, ils parcoururent l'univers, accordant à chaque planète son année de « vie sans mort », ils empêchaient les animaux de se dévorer, les nourrissant par des moyens que nous ne pouvons concevoir mais dont la théorie la plus probable est qu'ils matérialisaient la nourriture. Ils empêchaient les plantes de se faire manger par les herbivores. Ils soignaient toutes les maladies. Et par-dessus tout, ils arrêtaient le vieillissement de la Vie pendant un an. Tout ceci était épuisant, même pour eux, mais cette difficulté les amusait encore plus : pour la première fois une tâche leur résistait, c'était galvanisant.
Après avoir bouclé une année sur une énième planète, ils décidèrent que la suivante serait cette planète au loin. Ils l'avaient choisie car elle était petite comparé aux précédentes et que ça leur permettrait de se reposer un peu, ce serait moins difficile. Ils s'y rendirent alors et commencèrent. Comme à leur habitude ils arrêtèrent le vieillissement de tout ce qui vivait, soignèrent les maladies, firent apparaître de la nourriture. Mais quelque chose n'allait pas : ces êtres se tuaient entre eux, mais pas pour se nourrir. De ce qu'ils observèrent, ils virent que les bipèdes tuaient pour avoir du territoire, pour des bouts de papier, pour ce liquide noir qui sort du sol, pour ces minerais jaunes, rouges, bleus ou verts qu'ils sortaient de la terre. Ils découvrirent la guerre. Certains tuaient parfois même car ils n'aimaient pas la couleur de l'autre. Ils découvrirent le racisme. Pour la première fois ils durent empêcher les famines. Ils découvrirent l'injustice. Tout cela ils le découvraient sans y accorder d'importance pour autant. De leur point de vue, ce n'était que des obstacles en plus à franchir. Cette planète sur laquelle la mort aurait dû être facile à mettre en pause devint le plus grand défi qu'ils n'aient jamais connu : à une dizaine d'êtres quasi-omnipotents, ils devaient être partout à la fois, ils se dépêchaient constamment, ils étaient épuisés mais déterminés à réussir plus par ego que par empathie. Ce qu'ils découvraient ne les rendait pas triste (pourquoi des entités éternelles et presque omnipotentes se soucieraient de formes de vies moins développée après tout ? pour donner un outil de comparaison, ce serait comme si un humain se souciait du sort d'un caillou qui tombe par terre), ils ne comprenaient juste pas les bipèdes peuplant cette planète.
Alors, mois après mois, semaines après semaines, jours après jours, heures après heures et minutes après minutes, vint la dernière seconde de l'année sans mort. Au dernier instant de cette année, ils se réunirent et, maintenant tous réunis, celui qui avait eu l'idée de ce jeu disparu. D'un coup. Quelque chose qui se rapproche un peu de notre mort terrestre. Épuisé par la tâche réalisée, il n'avait plus suffisamment d'énergie ne serait-ce que pour exister. Sa « mort » fut aussi spontanée que son apparition : il était là, et l'instant suivant il n'existait plus. Leur défi était perdu : un être était mort sur cette planète avant la fin de l'année. Ils découvrirent alors les émotions et les sentiments, ils découvrirent qu'ils aimaient leur comparse, ils découvrirent l'amertume, la frustration, la peine, la douleur. Ils découvrirent ce sentiment de vide que chaque être sentient ressent quand quelqu'un que l'on chéri s'en va, disparaît, meurt. Plus que découvrir tous ces sentiments, ils les comprirent. Ils comprirent la douleur du manque et le bonheur de la présence.
Ils découvrirent la Mort et, par la même occasion, ils devinrent vivants.
