Prologue

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Une nuit de pleine lune, dans une campagne silencieuse. Pas un cri de chouette ou de renard, on entend seulement des grillons qui tentent d'attirer des femelles, espérant ne pas se faire attraper par un prédateur à la place. C'est le risque de l'amour. Pourtant, si on s'avance, on peut petit à petit entendre également l'écoulement d'une rivière. Régulier et inarrêtable, le flot se déverse à travers les villages, les plaines, les forêts. Si on pouvait voir à l'infini, on pourrait suivre tout le parcours de cette eau. Mais on ne peut pas, alors on se contente de suivre la rivière depuis la berge.

En s'approchant, on finit par entendre quelque chose qui vient briser la constance du bruit de l'eau.
Des éclaboussures.
Des cris.
Pas ceux de jeunes gens un peu éméchés, pas des cris de joie ou d'insouciance.
Des cris de peur. De révolte. De rage.

"NON !!! Laisse-moi ! Laisse-moi ! Tu ne peux pas me faire ça ! Arrête !"

Une femme.

"Je ne veux pas te faire de mal, je te le jure ! Reste tranquille et ça vaudra mieux pour toi ! S'il te plaît !"

Un homme.

"Si tu me ramènes là-bas, il me TUERA ! Tu le sais, tu le sais comme moi ! Laisse-moi ! Il va me tuer ! Il va nous tuer tous les deux !"

Elle se débat.

"Je t'en prie, écoute-moi ! Tu vas te faire mal ! Tu vas lui faire mal !"

Il essaie de la contenir, de l'immobiliser sans la blesser.

Autour de ces deux elfes, les flots grondent, l'eau glacée leur mord les jambes et coule le long de leurs corps dans des éclaboussures de lutte, creusant des sillons dans la chaleur, paralysant leurs nerfs. Un adversaire omniprésent qui ne prend le parti d'aucun des combattants.
En se débattant, elle glisse sur un rocher qui lui servait d'appui précaire. Il la rattrape avant qu'elle ne chute dans les pierres lisses et l'eau froide et en profite pour lui enserrer les bras contre les flancs. Elle lui donne des coups de pieds en continuant de supplier.

"Tu n'as pas le droit de faire ça ! J'avais une chance de survie ! Tu as tout gâché ! Maintenant il va me tuer ! Il va tuer mon bébé ! Comment peux-tu faire ça ?!"

Il serre les dents. Des sanglots veulent sortir, mais il ne doit pas les laisser faire. Alors il les combat, eux aussi. Il combat de partout. À l'intérieur. À l'extérieur. Seul contre tous, ses forces s'amenuisent.

"Je n'ai pas le choix... Tu le sais... Si je ne le fais pas, il me tuera aussi. Il nous tuera tous. Tu sais que si je ne te ramène pas maintenant, il enverra quelqu'un d'autre, jusqu'à ce qu'il t'attrape lui-même... Ta fuite n'est que temporaire, il te retrouvera tôt ou tard !"

Elle tente encore de se débattre, mais ses forces commencent à faiblir. Elle n'a jamais été endurante. Elle n'a jamais été forte. Elle n'a jamais été rien. Comment a-t-elle pu croire un instant que son histoire se finirait bien ? Les larmes coulent sur ses joues trempées d'eau glacée, ses bras tremblants tentent d'écarter l'étau qui les enserrent, en vain. Elle tente de le raisonner, de lui faire voir les choses à sa manière, comme elle avait déjà essayé auparavant. Le froid la fait trembler de tout son corps, ses dents claquent si fort qu'elle manque de se mordre la langue à chaque mot.

"Enfuis-toi avec n-nous ! L-là où on va, il ne pourra plus rien contre nous!Et- et on pourra se battre contre ceux qui nous retrouveraient ! Tu es fort, et tu ne seras plus seul à te battre ! Et-et on trouvera encore plus d'alliés pour nous défendre, et-
- Arrête, s'il te plaît...
- ...et i-il se lassera de nous ch-chercher, il se trouvera un autre passe-temps, il nous oubliera, et-
- Non...
-...et on v-vivra heureux et on n'aura plus à se cacher, et on sera une famille et-
- Arrête ! J'ai une famille aussi ! Si je fuis, il les tuera tous les deux ! Si ça se trouve, il a déjà tué tous les enfants, rien que pour s'amuser et voir ta tête quand tu reviendras et que tu les verras morts ! Comment as-tu pu les laisser derrière ?"

Il se hait d'avoir osé dire ça, mais c'est trop tard. Elle cesse de lutter. Ses derniers mots sont encore plus violents que toute la douleur physique qu'elle endure. Ses larmes sont accompagnées de lourds sanglots maintenant.

"...Je... je sais...je ne peux plus rien pour eux, m-maintenant... Même si...je revenais, maintenant il va me tuer, je ne peux p-plus les aider... Je ne pouvais déjà plus depuis longtemps...il m'enfermait...il m'empêchait de les voir... Si j'en regardais un, il le faisait battre et-... rien que pour m-me blesser...je...c'est fini... On va tous mourir..."

Il la sent s'alourdir contre lui. Tant mieux, il avait trop peur de lui faire vraiment mal, elle s'épuise enfin. Il soupire et un sanglot lui échappe. Saloperie, il a passé sa garde et s'est finalement engouffré dans la route de sa gorge pour découvrir le monde extérieur.

"Je...je suis désolé...tellement désolé."

Il va pour amorcer un mouvement de retraite afin de finalement sortir de toute cette eau de malheur, douloureuse et assourdissante, mais d'un coup le corps entre ses bras s'anime et lui flanque un énorme coup de tête dans le visage.
Aïe.
Sous le choc, il desserre les bras et elle se jette à quatre pattes dans l'onde glacée. Ça lui brûle les bras, le ventre, les cuisses, elle se blesse sur les rochers... Mais peu importe. La douleur n'a jamais été aussi peu importante. Elle doit fuir. Elle doit retrouver Gweldas. Vite.
Tremblante comme une feuille, haletante comme un chien malade, elle se hisse péniblement sur ses jambes, mais est incapable d'amorcer le moindre pas. Ses jambes blessées depuis le premier jour de sa fuite n'ont jamais cessées de la faire souffrir, et bien maintenant elles semblent bien décidées à ne pas la laisser partir. Avoir des ennemis jusque dans son propre corps, quelle ironie.
Mais cette fois-ci, ce n'est pas comme le jour de sa fuite. Gweldas n'est pas là pour la sauver.
Elle retombe dans l'eau dans un gémissement et s'étouffe avec une éclaboussure. Cette maudite eau trouve donc même un moyen de lui brûler l'intérieur du corps ?

"Hel'norii !!"

Elle se sent tirée en arrière par les bras musclés qu'elle vient de quitter. Non... Noooon, elle ne peut pas se faire ramener ! Pas maintenant ! Elle tente tout de même d'avancer, ses jambes déjà blessées se cognent contre les pierres.

"Laisse...moooooooiii !!
- Putain mais arrête maintenant ! J'essaie juste d'augmenter tes chances de survie, tu ne comprends pas ! Si tu te laisses ramener, il te donnera peut-être une autre chance !
- NON !! C'est foutu ! Il n'y a aucune chance qu'il me laisse vivre, AUCUNE ! Et même si c'était le cas, j-je préfère encore qu-qu'il me tue !
- ...Je suis infiniment désolé, mais tu ne me laisses plus le choix. J'espérais vraiment que tu n'opposes pas tant de résistance...
- Tue-moi !! Tue-moi vite avant qu'il ne s'en charge !!
- Tu délires... Et si je te tuais, je peux être sûr et certain qu'il me donnerait un châtiment pire que la mort, à moi comme à tous ceux que nous connaissons.
- Par pitié...non...
- Pardonne-moi, Hel'norii."

Le coup part. Puissant, bref, précis. Elle s'effondre. Il ne voulait pas la frapper, mais il faut absolument qu'il la ramène, à n'importe quel prix.
Il la soulève dans ses bras. L'eau abandonne son corps inerte pour rejoindre la masse grondante qui continue de courir, mordre, frapper les jambes de l'elfe.
Cette même eau colle leurs vêtements à leurs corps, les rend lourds et froids. Le petit ventre rond d'Hel'norii semble sortir d'elle comme un œuf. En le voyant d'aussi près, il ne peut plus continuer la bataille interne et la horde de sanglots force les portes de sa poitrine.
Il lève la tête vers la lune, spectatrice silencieuse de leur malheur, et pleure sans retenue. Ses larmes brûlantes se mêlent aux traces glacées qui lui griffent les joues.

"O-oh, par tous les d-dieux... Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fallu que ça arrive... ?"

Sa prisonnière dans les bras et la honte sur le dos, il quitte la rivière qui continue de hurler sa rage contre les pierres. Les grillons se taisent sur son passage.

Hel'norii : Esclave du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant