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« Rentrez chez vous » - Bigflo et Oli

Un grand bruit me réveille. J'entends, étouffés par les murs épais, ce que je pense être les ronflements de nombreux moteurs. Soudain, ma mère fait irruption dans ma chambre et me tire du lit sans aucune gêne. Je proteste, pose des questions, refuse d'obéir, mais tout ce que ma mère trouve à me répondre est un ordre de me dépêcher. Elle vide mon sac d'école et le remplis de vêtements de mon frère et moi au hasard. Je la regarde, ahurie, fourrer ma tirelire et le peu de choses qui me tiennent le plus à cœur à l'intérieur, puis m'entraîner par le bras dans notre petit salon. Mon père et mon petit frère s'affairent à remplir deux sacs de nourriture.

Je ne comprends pas ce qu'il se passe. Personne ne répond à mes questions. Il fait encore nuit, et nous ne voyons pas grand-chose. Mes yeux sont encore gonflés de sommeil. Mais je suis le mouvement. J'ai peur que ce soit ce que je pense. Que tous ces préparatifs soient ceux d'une fuite.

Pour ne pas y penser, j'emporte le peu d'affaires rassemblées, c'est-à-dire 2 sacs de nourriture et deux sacs de vêtements vers la petite voiture familiale, en 5 minutes, tout le monde est rassemblé dans l'habitacle et coincé dans les bouchons. Autour de nous, certains crient, d'autres pleurent, pourtant la plupart nous entourent dans les voitures, motos, ou même à pied, chacun portant un petit sac à dos comme seule bagage. Les enfants tiennent la main de leur mère, les pères guident leurs familles. Je jette un dernier regard à la maisonnette que j'ai occupée toute ma vie avant qu'elle ne disparaisse derrière un virage.

La tête haute, je me retiens de pleurer. Je ne veux pas que mon frère s'inquiète. Nous roulons plusieurs heures, nuit et jour. Lorsque, enfin, nous apercevons la mer au loin, une bouffée d'espoir m'envahit. C'est la première fois que je la vois. Ça m'attriste énormément que ce jour qui est censé rester gravé dans ma mémoire arrive maintenant, alors que notre seul mot en tête est « fuite ».

Mais ce maigre espoir disparaît lorsque je vois le chemin qu'il nous reste à parcourir. Une très longue file de voitures et de piétons serpente jusqu'au port, où un immense bateau, comme je n'en avais jamais vu avant, est amarré. Je sens que le stress monte dans la voiture. Mes parents s'échangent des messes basses devant moi. Je capte seulement quelques mots, qui sont loin de me rassurer. Ils ont peur. Peur de ne pas arriver à temps. Peur de devoir rester ici, au milieu de milliers de gens terrifiés. Soudain, leur décision est prise. Nous allons finir le chemin à pied, ça ira plus vite. Nous ramassons nos affaires et nous regroupons dehors. C'est alors qu'une longue marche commence. Je ne m'étais pas rendu compte des distances depuis la voiture, mais il nous faut 4h pour rejoindre l'immense file de gens qui se pressent pour monter à bord.

Je frissonne. Le soir tombe, et le coucher de soleil, qui pourrait être si beau, prend à nos yeux une couleur de sang.

Alors qu'il ne restait qu'une dizaine de personnes devant nous, je vois un homme en tenue militaire descendre la passerelle en poussant les gens. Il atteint le bout et commence à détacher, sans un mot, les cordes qui le rattachent au pont. Mon cœur s'accélère et cogne fort dans ma poitrine, tandis que les gens crient et poussent autour de nous. Ils vont partir sans nous ? Non : ils vont partir sans nous. C'est une certitude. Des larmes me montent aux yeux, alors que je vois, bousculée de toute part, le bateau s'éloigner lentement du quai, emportant avec lui les espoirs de milliers de gens.

Mes parents échangent un regard, et nous entraînent, mon frère et moi, vers un coin d'herbe sur lequel s'entassent déjà une centaine de famille, dans l'attente du prochain bateau qui n'arrivera sans doute jamais. Nous nous installons du mieux que nous pouvons, et tandis que ma mère et mon frère s'endorment, je regarde le ciel sans étoiles au-dessus de ma tête. Je ne sais pas comment tout ça va se finir, mais je doute que notre vie pourra redémarrer de là où elle s'est arrêtée.

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