Chapitre 3

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Une étrange langueur s'est emparée de moi depuis ma sortie. La paroi est toujours ouverte, nous offrant des morceaux de vie locale. Je lutte depuis plusieurs heures pour ne pas m'y ruer. Mais Tamara a raison : nous ne savons rien de ce monde, ni ce qu'il est, ni à quel point il peut être dangereux. Yago passe son temps à se signer à genoux sur le pont dévasté. Il marmonne des mots incompréhensibles depuis des heures. Amir a tenté d'aller le voir, sans succès. Je m'approche à mon tour, m'assieds à côté de lui. Je le connais depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'il ne faut pas le brusquer. Mes oreilles tentent de capter ses mots, d'en saisir un sens, mais rien. Cela ressemble à une prière, ou une litanie de cet acabit. Je passe en revue ce que je sais de lui... mais non, je l'ignorais aussi pieux.

– Tu pries ? je finis par lui demander.

Il s'interrompt, me regarde. Puis baisse la tête à nouveau sur ses mains jointes.

– Oui.

Silence à nouveau. Un de ceux qui s'étire dans le temps, prend consistance avant de devenir un bloc inamovible.

– Qui ?

Les croyances et les religions sont trop nombreuses. L'humanité a développé de nombreuses croyances, surtout depuis que nous pouvons aller dans les étoiles et dépasser le système solaire. A cela s'ajoute les découvertes scientifiques prouvant de façon irréfutable que la vie était apparue sur Terre grâce à une comète, ajoutant son lot d'obédiences à la liste. Avec l'éloignement, les cultes se sont multipliés, ont mutés, les dieux sont parfois devenus machines, quand d'autres voyaient dans les formes de vies extra-terrestres des divins en devenir. Je m'y perds dans les appellations et les rites, beaucoup trop multiples pour être répertorié et si mouvant que les voyages stellaires empêchent de véritablement en suivre l'évolution.

L'Empire n'a jamais interdit aucune de ces confessions, mais avait fortement réprimé l'ancien catholicisme. Toute l'histoire avec les six jours de création, la femme née de la côte de l'homme et pomme maléfique n'avait pas tenu longtemps face au schisme qui s'était opéré dans l'Église. Devant l'amorce de nouvelles guerres de religion, l'Empire avait dû prendre une mesure drastique : interdire ces croyances obsolètes qui n'étaient que le reflet d'une volonté négative d'immobilisme. Petit à petit, le catholicisme s'était éteint, relayé au simple rang de fait historique. Mais je n'étais pas dupe pour autant : une religion de plus de 2500 ans ne met pas un demi-siècle à disparaître. Et l'univers connu et colonisé est vaste.

Personnellement, je suis athée. Pas uniquement par facilité, mais parce que mon rôle de Capitaine implique aussi une certaine impartialité. Aucune décision ne devrait être prise sous le sceau d'une quelconque religion. Je crois au vivre-ensemble et à la maturité de chacun. Mon équipage a été sélectionnée ainsi : peu importe votre confession, vous êtes le.a bienvenue si vous n'essayez ni de convertir par la force vos camarades d'équipage, ni ne vous laissez influencer par votre dogme pendant les missions. La religion a toujours été quelque chose d'intime et de personnel, la multiplication des dissensions a rendu cette intimité nécessaire.

Cela ne m'aide cependant pas à savoir ce qu'il en est de Yago et de ce qu'il est en train de faire. Le silence s'étire entre nous, beaucoup trop long à mon goût.

– Je ne sais pas.

La réponse de Yago m'extrait doucement de mes considérations philosophico-théologiques. Apparemment, il est véritablement perturbé par ce que nous avons vu dehors. En un sens, c'est étrange : cette mission n'est pas notre première et nous avons déjà exploré ensemble un grand nombre de planètes aussi fascinantes que monstrueuses.

Je pose une main sur son épaule en signe de soutien. Parfois, il n'y a pas grand-chose de plus à dire.

– Cette planète...

Il reprend, mais ne poursuit pas. Sur son visage s'inscrivent les difficultés qu'il rencontre à énoncer un concept qui le dépasse.

– On dirait Éden, lâche-t-il finalement.

Quel blasphème ! Evoqué le catholicisme et ses concepts l'est sans doute encore plus que d'invoquer le mythique jardin. Le voilà déjà qui se cache le visage dans ses mains et redouble de ferveur. Je sens à sa posture qu'il regrette déjà ses paroles. Mais ici, il n'y a personne pour le juger, et encore moins pour le dénoncer.

Éden, le Jardin d'Éden, est une légende. Une résurgence de la religion catholique qui peine à disparaître. Il y a quelques années, plusieurs scientifiques partirent d'une idée permettant de lier religion et science : et si la comète qui avait amené la vie sur Terre n'en était pas une, mais un engin mécanique envoyé depuis une planète nommée Éden ? Ainsi, le fameux jardin existerait réellement et serait vraiment à l'origine de la vie. Cette hypothèse permettait de réinventer l'histoire pour les plus fervents et de tenter d'obtenir un argument de poids pour éviter au catholicisme d'être mis au rebut.

La fiction n'ayant pas dépassé la réalité, le résultat fut celui que l'on sait... J'ignorais qu'il restait des catholiques et que Yago en faisait partie. Sans doute est-ce pour ces raisons qu'il a évité de l'évoquer.

Il se mure dans le silence, refuse de me regarder. Peut-être devrais-je le laisser, mais j'ai des scrupules à l'abandonner à sa ferveur fiévreuse. Et si c'était un effet secondaire de l'atmosphère de la planète ? Je devrais en parler à notre médic peut-être... ou à Sonia. Il me semble que d'après son dossier, elle avait certaines croyances ou connaissances dans ces domaines qui pourraient m'éclairer. L'absence de système informatique m'empêche de vérifier ce que ma mémoire défaillante me souffle.

Finalement je me lève, me détourne de Yago non sans avoir poser une dernière fois la main sur son épaule.

La carcasse ne ressemble plus à rien. Nous avons tenté de réduire notre champ d'action, de condamner des zones pour rester tous plus ou moins à porter tout en conservant un semblant d'intimité. Sans grand succès. Mais il est un endroit où je suis sûre de pouvoir trouver Sonia : l'ouverture béante vers la planète. Pourtant, elle n'y est pas, ou du moins pas tournée vers l'extérieur.

Les yeux dans le vague, elle est absorbée par un spectacle qu'elle seule perçoit. Puis, moi aussi je le vois. On dirait un hybride entre chat et souris. L'animal renifle à la manière des rongeurs les alentours, ondulant sans bruit, son museau et ses moustaches secouées de mouvements hiératiques. Il explore notre vaisseau, cette pustule dans son habitat originellement grandiose. Son manège m'amuse, occupe l'ensemble de mes pensées et de mon attention. Les facéties de l'animal nous font rire tous les deux. Je me baisse, pour me mettre à niveau. La bestiole lève vers moi un regard intéressé. Mais il hésite. Il avance, recule, scrute la jeune femme qui s'est rapprochée de moi. Il attrape d'une patte un débris qui traine et tente de le grignoter. Sans succès. Ses oreilles s'agitent soudain, comme sous l'effet d'un bruit que nous n'entendons pas. Aussi rapidement qu'il était apparu, il s'enfuit dans la nature. De son passage ne reste que des petites traces dans la poussière.

La magie est rompue. Sonia me regarde, perdue. Sans doute dois-je avoir le même regard qu'elle car j'ignore pourquoi je me suis retrouvée là avec elle. Que devais-je faire déjà ?

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 06, 2020 ⏰

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