Collision

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« Dan', O'Hara, où êtes-vous ? » Les cris de Mattock se perdent dans le bâtiment. « Dan' putain ! » Gueule-t-il de plus belle.

Toujours le même silence dans les vestiaires de l'usine, le fantassin cogne nerveusement dans un casier, le brise-vitre au bout de son canon laisse une marque dans le fer blanc. Toujours rien, l'écho du métal qui frappe le métal, personne pour lui venir en aide. Puis un bruit de pas au-dessus de lui, un étage plus haut, un coureur fou qui traverse à toute allure la section administrative. Un sprinteur qui trace comme s'il avait le diable aux trousses, pourtant ni coup de feu ni poursuivant derrière-lui. Un autre de ces fondus ?

Alors, Mattock décroche l'œil de son viseur point rouge et fouille à tâtons son gilet-tactique, un, deux, trois, quatre chargeurs pour son fusil Eagle. Un cinquième d'engager, cinq fois quarante, ça fait deux cents. Deux cents balles, à peine suffisant pour dégommer une de ses saloperies blanches, ces géants aux yeux jaunes, qui vous foncent dedans en bouffant une rafale dans le caisson. Le mercenaire a un cri de panique en voyant le petit rectangle de plastique transparent, il aurait juré avoir vu une cascade jaune à l'intérieur, quarante petites fées en plomb qui seraient prêtes à lui rendre service, mais non. Il est déjà vide de moitié, cent quatre-vingts balles, un instant passe, une porte claque, quelque part dans le bâtiment. Pas une de ces petites boiseries mignonnes qu'on trouve dans les maisons où les bureaux, non, une porte en acier qui claque dans ses gonds. De quoi réveiller un mort et donner un acouphène à un sourd, toute l'usine en tremble. Plus de doute possible : un autre mutant va débarquer.

Le fusilier continue d'inspecter son gilet-tactique, une caverne d'Ali-baba, non, mieux, plus fou encore ; le conte des mille et une nuit. Shéhérazade, son arsenal était sa Shéhérazade d'acier ; tant qu'il y aurait des balles, son histoire ne se terminerait pas, l'échéance finale pourrait être repoussée indéfiniment. Il n'allait pas se laisser décapiter, ce n'était pas aujourd'hui que des mains écailleuses de lézard lui arracheraient la tête, ni les mutants, ni les pirates Ararauna. Aucune faction à la con ne ferait de lui un trophée. Ce n'était pas dans un vestiaire crasseux, au carrelage défoncé, jonché de cadavres et d'impacts de balles qu'il allait mourir. S'il devait crever si jeune, c'était d'un marathon au lit et rien d'autre ! Mattock prend une inspiration : sa radio est muette, Dan' et O'Hara ne répondent pas, tant pis, lui n'est pas prêt à passer l'arme à gauche. Aucune raison de mourir, aucun prétexte pour se laisser avoir par un de ces monstres. En continuant la fouille, ses mains trouvent le relief de son couteau, dans son fourreau d'épaule, un poignard lisse, le genre à pouvoir faire une dizaine d'aller-retour dans un corps humain. Il lui reste une grenade, un modèle à fragmentation. En plus de la petite boule explosive, c'est une babiole stupide qui s'échoue entre ses doigts gantés : son téléphone portable, comme si un smartphone allait lui sauver la mise. Qu'est-ce qu'il allait faire avec ? Un selfie-fusillade ? Une autre porte claque, au niveau de la cage d'escalier, à l'autre bout du couloir.

D'un bout à l'autre de son secteur, il y a d'abord les vestiaires, là où il est, puis les douches. Un peu plus loin, derrière d'autres vestiaires, il y a le corridor principal qui permet d'accéder aux escaliers. Un étage plus bas, l'usine, les machines-outils, la manufacture. Un étage plus haut, les zones administratives, les bureaux, le secrétariat et tout ce qu'on peut bien croire. En continuant de fouiller, le mercenaire retrouve un ami de toujours ; son pistolet, dans son holster de ceinture. Il a un soupir, au moins, il a de quoi se défendre, toute une armurerie.

Des pas résonnent dans la cage d'escalier, des bruits de bottes, lourds, comme si un rhinocéros dévalait quatre par quatre les marches en attaquant le béton à chaque fois. Le sol tremble, puis le béhémoth a un cri de guerre, un rugissement sourd qui arrive aux oreilles d'un Mattock prêt à tout. Ça va être le bain de sang, lui aussi pousse un hurlement d'ours, les néons se mettent à clignoter, ils peinent à vomir une lumière verte qui donne un air de morgue à leur futur crypte. L'un des deux allait y passer, ce n'était plus un vestiaire, mais une nécropole. Le fantassin décide d'endosser son identité jusqu'au bout ; Mattock c'est un nom à la con, une désignation arbitraire pour un homme qui n'a même pas encore trente ans. Alors, pour devenir le fusilier qu'il est devenu, il rajuste son écharpe pour se l'enrouler autour du visage, remet ses lunettes tactiques, la sangle lui serre le crâne et le plastique lui mord le contour des yeux. Pourtant, ça n'importe plus, c'est un soldat, soldat, c'est un concept immortel non ? Depuis l'aube de la civilisation il y a des soldats, un soldat tue mais ne meurt pas, il y en a un autre qui prend sa place, des légions d'anonymes qui se succèdent au broyeur à viande. Qui font du hachis et deviennent du hachis à force de plomb et d'explosions tout autour d'eux. Le galop féroce de l'autre s'arrête un instant, Mattock se met à humer l'air, une ambiance lourde, de poussière de plâtre et de sang. Il y a quelque chose devant lui, par-delà les douches et les vestiaires.

A son tour, Mattock fait un pas, puis un autre. Lentement, tel un chat qui cherche à surprendre sa proie, au détour d'un angle il abaisse son canon, pour ne pas annoncer sa présence en dévoilant le bout de son brise-vitre. Il jette un œil à un angle.

« HUMAIN ! » Le fantassin fait un bond en arrière.

Une décharge de chevrotine vient arracher une partie du cache-vu qui sépare les douches des vestiaires. Le mutant marmonne à voix haute, réarme son fusil à pompe dans un « cric-cric » survolté. Le mercenaire tire à l'aveugle de son côté, une rafale de fusil Eagle qui pulvérise le carrelage et les murs en Placoplatre, d'un coup d'un seul, son adversaire tir à son tour. Une dizaine de perles cuivrées manquent d'éclater la cervelle du mercenaire. Dix centimètres plus bas et s'en était fini.

L'humain recule, Dan' et O'Hara ne sont pas là, un autre coup de tonnerre et il se jette derrière les casiers, derrière de la ferraille massive, vulgaire, le genre de truc qui résiste à des ouvriers crevés et brusques. Encore un tir de fusil de chasse.

« Je sais où tu te caches ! » Beugle le lézard, d'une voix rendue sifflante par l'adrénaline et l'hystérie des combats. Un Cric-cric, bruyant, il réarme. « Tu vas crever ! » Va falloir courir.

Les jambes du soldat se déplie comme des ressorts, il avale d'une traite l'un des nombreux couloirs sinueux que forment les armoires métalliques. Il se cache tout au bout, là où son fusil peut dominer le cracheur de plomb du lézard : à distance, la chevrotine aura moins de chance de le toucher.

Mattock se penche, fusil contre l'épaule, une gueule blanche de vipère apparaît à l'angle, de l'autre côté du corridor. Des yeux jaunes qui lui envoient des éclairs. Le mercenaire écrase la gâchette et son Eagle tonne dans toute l'usine, une rafale de dix cartouches qui termine son chargeur. Au tour du mutant de contre attaquer, une décharge cuivrée fait voler le mur à côté du soldat. Cric-cric. Puis une deuxième. Cric-cric. La riposte ne se fait pas attendre, une fois qu'il a rechargé, le mercenaire se penche et arrose la couverture du monstre blanc, ce qui ne l'empêche pas de laisser apparaître son tromblon infernal. Une perle orange touche le fantassin, une pépite de cuivre qui manque de lui crever un œil, le verre blindé des lunettes l'a arrêté à quelques millimètres de son œil. Il retire sa protection : c'est du verre blindé, ça arrête une balle mais pas deux, de toute façon ce n'est pas avec des lunettes fêlées qu'il peut voir. Cric-cric. Nouvelle rafale au fusil d'assaut, le lézard s'abrite derrière un casier. Les tirs continuent encore un peu. Chacun s'abrite.

Cric-cric, clic. Plus de balles !

C'est l'heure de lui rentrer dedans, pendant qu'il est en train de faire schlonck, à recharger son fusil à pompe. L'inconvénient d'avoir un chargeur fixe et pas des chargeurs amovibles : on recharge les cartouches une par une. Son fusil Eagle, lui en bouffe par barquettes de quarante.

Clic. Meeeeeerde.

Plus de balles dans son flingue. Schlonck, Désengager le chargeur vide, en prendre un nouveau. Des bruits de pas. Schlonck. Engager le chargeur, cogner dessus pour qu'il alimente bien les munitions dans la chambre. Ça se rapproche ! Schlonck. Faire claquer la culasse.

Epauler le fusil, doigt sur la gâchette.

Cric-cric.

Impact.

Le fusilier [OS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant