Felix a dit qu'il viendrait me voir aujourd'hui.
Je ne sais pas quelle heure il est.
La vieille femme a dit qu'il était temps pour elle de faire ce qu'elle avait à faire et de nous laisser.
En effet, cette dame n'a plus toute sa tête. Parfois, les médecins lui demandent d'arrêter de se balader nue dans les couloirs, parfois, elle ne sait pas qui je suis et me confond avec sa cousine décédée, parfois, elle dit des choses touchantes et parfois, rien dans ce qu'elle raconte, n'a de sens. Parfois, c'est un peu tout le temps. Parfois, c'est tous les jours et à chaque instant. Parfois, c'est chaque souvenir qui remonte, c'est chaque mot qu'elle confond. Parfois, c'est son humeur du moment. Parfois dépend de comment elle a dormi ou du repas du midi, parfois dépend aussi et malheureusement de si elle a bien chié ce matin et de sa sieste entre le goûter et le dîner .
Parfois, c'est la grâce et l'élégance de la vie, c'est le vent de ses mouvements, ou bien l'air de la pièce.
Parfois est un peu tout et vraiment rien, car pour elle, plus rien n'a de sens mais tout s'enchaîne comme si c'était le bon ordre.
Quelqu'un a frappé à la porte et est entré avant de s'installer avec moi. J'ai reconnu l'odeur de Felix et sa manière si singulière de marcher.
« Est-ce que tu dors ? » m'a-t-il demandé
C'est un peu idiot comme question. Est-ce qu'il pense réellement que je vais lui répondre ?
« Il est seize heures treize. On a terminé les cours il n'y a pas longtemps. Comme tous les vendredis, tu sais. Honnêtement, t'as rien loupé : c'est toujours aussi long et ennuyant. Mais je ne peux plus regarder tes cheveux délicatement noués, ni t'écouter chantonner pendant les intercours. J'ai essayé de dessiner comme tu le fais si bien dans le coin de tes cahiers, j'ai essayé de dormir sur le bord de la table. Soyons francs, les résultats n'ont pas été très concluants » il a ri doucement d'une manière détachée « Tu fais ces choses mieux que moi. Les cours sont quand même très lents, et ta copine avec qui tu traînes tout le temps... Comment elle s'appelle déjà ? Billie, voilà. Et Billie est toute seule maintenant. Je suis allé lui parler, je pense que tu n'aurais pas voulu qu'elle n'ait personne pour lui tenir compagnie. Elle m'a simplement dit qu'elle n'avait pas besoin de moi et que je devais la laisser tranquille. Tu es douée pour aider les gens et comprendre ce dont ils ont besoin, comment est-ce que tu fais ? Est-ce que tu penses que je devrais l'ignorer ? »
Ne l'ignore pas, je ne pense pas que ce soit bon d'ignorer quelqu'un. Laisse-la tranquille mais si les professeurs demandent de se mettre en groupes, mets-toi avec elle. Si elle comprends que tu es une épaule sur qui elle pourra trouver du soutien, elle ne te détestera pas et viendra en cas de besoin. Qui sait : peut-être même qu'elle pourrait t'aider ?
« Ce n'est pas trop douloureux ? Les médecins m'ont dit que tu étais consciente, que tu dormais et te réveillais mais que ton corps était dans l'incapacité d'effectuer n'importe qu'elle mouvement. Je sais que tu aimes danser et écouter de la musique, que tu aimes chanter aussi... Il y a quelques années, je t'ai vu jouer lors d'un concert de fin d'année... »
La honte... Donc moi je l'ai remarqué pour son niveau incroyable et lui pour mon pitoyable spectacle...
« Tu as vraiment du talent, tu devrais simplement jouer devant les autres comme quand tu penses être seule »
Comment ça : quand je pense être seule ?
« Je regrette d'avoir fait comme si je ne connaissais pas ton prénom... C'était un moyen stupide de ne pas être blessé. J'ai trop peur de me rendre compte qu'une fille comme toi n'appréciera jamais quelqu'un comme moi »
Idiot. Est-ce que tu sais comme je me suis senti triste et démunie quand tu as dit que tu ne te rappelais pas de mon nom ? J'ai cru à ce moment-là que plus jamais je ne pourrais aimer. Est-ce que tu sais à quel point c'est rare que j'apprécie une personne au point de penser à elle le soir ?
« Est-ce qu'on te laisse écouter de la musique ? Est-ce qu'on t'en fais écouter ? Je pense que tu es une personne sensible, même si tu te montres froide et distante. Et je pense que les gens sensibles ont besoin de musique. S'ils sont sensibles au monde qui les entoure, ils sont sensibles à la mélodie, non ? »
Alors, il a délicatement posé un casque sur mes oreilles et une mélodie douce s'est emparée de tout mon être jusque dans ses moindres recoins.
Je faisais des cauchemars terribles. Je pensais que les États-Unis dominaient le monde et contrôlaient le nombre d'enfants autorisés par famille, que la planète entière étaient ravagée par des flammes qui ne s'éteignaient jamais, que le ciel allait s'écrouler.
« Le médecin m'a dit que les personnes comme toi faisaient souvent de très mauvais rêves. Il m'a dit de te rassurer et de te dire que nous étions en deux-mille-x-x, que le président-» il a continué pendant longtemps, prenant soin de me rassurer sur chaque point qui me rendait malade. Il a deviné tout ce dont je doutais, tout ce que je ne savais pas. Tout ce que je ne savais plus.