3. Une amie. Une vraie ! (Alison)

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Bus, métro, RER et une heure et demie plus tard, c'est la porte de mon appartement en région parisienne que je pousse. J'ai à peine le temps d'accrocher mes affaires au porte-manteau fixé sur le mur du couloir que la tête de Mia passe l'encadrement de la cuisine se trouvant sur la gauche.

     — Alors ?

Je tente un sourire à sa question, elle perd le sien.

     — Mais quel enfoiré !

Je suppose qu'elle devait se douter de la réponse étant donné l'odeur de poulet rôti qui embaume les lieux. Mon repas favori, qui peut être celui de la victoire ou de la défaite. Ce soir, ce sera la deuxième option ! Je balance mon sac à main sur le meuble à chaussures de l'entrée et débarque dans la cuisine pour y voir la préparation de Mia dorer sous le gril du four.

     — Il t'a donné une raison, demande-t-elle curieuse.
     — Oui, il m'a dit qu'il ne faisait pas dans la charité et que si j'avais besoin d'argent, à moi de me débrouiller.

Je délaisse le poulet pour me servir un verre, me faisant violence pour ne pas ajouter un peu de rhum dans cette eau gazeuse aux extraits de menthe.

      — N'importe quoi ! se moque Mia. Il ne sait même pas ce qu'est la charité, je suis certaine que sa famille file du fric à des œuvres caritatives pour les baisses d'impôts ou pour faire bien devant l'opinion publique.

Je ne vais pas la contredire, on a souvent une vision commune. Bon, j'admets que, dans ce cas bien précis, le point de vue de Mia est forcément influencé par le mien. Carlier, elle ne l'a jamais vu qu'à travers des pubs et ne peut se fier qu'à ce que je peux avoir déjà dit de lui. Autant être honnête, ce ne sont pas des éloges que j'ai pu faire de cet homme depuis que, deux ans plus tôt, il a été introduit à la direction de l'entreprise par sa mère.

Mia me connaît bien, elle est celle qui me comprend le mieux. Une amitié qui s'est formée à l'école maternelle, trois rues plus loin, et qui s'est poursuivie jusqu'au lycée de cette même ville. La brune et la blonde, jamais l'une sans l'autre ! Ses cheveux clairs s'accordent avec un regard compatissant de couleur miel qu'elle se décide à poser sur moi, saisissant toute la problématique que peut avoir ce refus d'augmentation.

     — Je peux voir pour faire des heures supplémentaires, tu sais ?
     — C'est toujours non !

Ce n'est pas la première fois qu'elle se propose de sacrifier de son temps pour apporter plus d'argent dans cet appartement. Je refuse, encore. C'est à moi de trouver une solution. Mia a déjà fait bien plus que je ne pouvais l'espérer pour moi, surtout à la mort de mes parents l'année dernière. C'est à la suite de ce tragique accident de voiture qu'elle est venue s'installer ici, pour partager les frais en deux, pour me permettre de garder cet endroit qui, sans être parfait, a été familial. Tous mes souvenirs sont entre ces murs !

Son emménagement a été un argument de taille et nécessaire quand, devant un juge, j'ai dû expliquer en quoi j'étais apte et assez solide financièrement pour avoir la garde de ma petite sœur, aujourd'hui âgée de dix-sept ans. J'avais mis toutes les chances de mon côté : mon CDI dans une entreprise qui fonctionne parfaitement, le fait d'être capable de rester dans un environnement connu de ma sœur afin de lui éviter trop de changement, ma stabilité et tout ce qui pouvait jouer en ma faveur.

J'avais beau avoir eu mon chez-moi pendant trois ans, à gérer des factures et les tracas quotidiens, j'étais loin d'imaginer ce que c'était d'avoir quelqu'un à charge. Je ne crois pas que qui que ce soit est préparé à cela, on doit seulement avancer en essayant de faire au mieux. Mia me réprimande souvent, gentiment, sur le fait que je me mets trop la pression, mais je ne peux pas faire autrement. Je dois garder ma sœur et, pour ça, il faut que je fasse mieux que les autres, que je sois irréprochable et qu'on n'ait rien à redire de ma gestion de notre vie de tous les jours.

      — C'est stupide ta façon de réagir ! désapprouve Mia. Mets ta fierté un peu de côté, en plus avec les fêtes de fin d'années qui approchent, j'ai largement de quoi faire des heures supplémentaires.

Mia travaille comme caissière – pardon, hôtesse de caisse, dit sa fiche de paie – dans une grande surface. Elle en a déjà marre de ces clients qui ne disent pas bonjour, qui ne décrochent pas de leur téléphone en arrivant à sa hauteur et de son boulot en général. Je ne vais pas lui imposer de faire du temps en plus, ce ne serait pas juste. Ce n'est pas seulement une question de fierté, c'est aussi... D'accord, c'est essentiellement à cause de cela. Mais, ce n'est pas à elle de se sacrifier pour nous.

     — Encore en train de vous chamailler ? nous interrompt ma sœur. Sur quel sujet, ce soir ?
     — Amélie, ma sauveuse ! s'empresse de répondre Mia en se tournant vers la nouvelle venue. Ta chère et tendre grande sœur critique l'absence de beurre sur le poulet que je viens de me tuer à faire !

Mia se peint un air boudeur, jouant parfaitement le jeu pour ne pas avoir à parler de notre discussion. Au moins, on est d'accord sur le fait de vouloir laisser Amélie en dehors de cette histoire et mon amie est douée pour trouver de faux sujets de discordes. Je saute à pieds joints dans cette brèche qu'elle nous offre en affichant un visage offusqué.

     — Tout le monde sait que, sans beurre, c'est trop sec !
     — Chérie... Tu sais ce qu'on dit ? Plus on approche la trentaine et plus il faut faire attention à ce que l'on mange. Le corps parfait de fin d'adolescence, ça ne dure pas !

Amélie éclate de rire et, plutôt que de m'insurger en expliquant que je n'ai que vingt-quatre ans, je profite de ce son cristallin qui s'échappe de ma sœur. Je voudrais qu'elle explose de joie à longueur de journée et pour toujours. En plus de ne souhaiter que son bonheur, son rire me rappelle celui de notre mère. Ça ne fait qu'un an que nos parents ont disparu et, déjà, le son de leurs voix commence à disparaître de mon esprit. Je me souviens des intonations de ma mère, de son visage et de sa gestuelle. Mais le timbre de sa voix, lui m'échappe un peu plus chaque jour. Amélie, à chacun de ses rires, est ce rappel dont j'ai besoin.

     — Ça va ? me demande la plus jeune.
     — Je te taquine, tu sais ? renchérit Mia.

Je me rends compte que je me suis absentée, que j'ai encore fui la réalité pour me replonger dans mes souvenirs et la nostalgie de ce qu'était notre vie avant que nos parents ne fassent les frais d'un homme ivre. Je me secoue mentalement, affiche un grand sourire qui ne convainc personne et attrape des assiettes dans un meuble en hauteur.

      — Va donc mettre la table, lancé-je à Amélie en lui collant la vaisselle dans les mains. J'ai trop faim et cette odeur commence à me rendre folle.

Personne ne proteste, n'insiste ou ne pose d'autres questions. Comme une famille, un peu particulière, on s'affaire tous pour passer à table, chacun sachant parfaitement ce qu'il a à faire. Comme une danse chorégraphiée apprise toutes les trois. 

CatchLove {Disponible en Broché et numérique}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant