Confessions d'une ombre (Extrait)

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L'homme que je tiens dans mon viseur semble ne pas se préoccuper de ce qu'il se passe autour de lui. La conversation qu'il tient avec un interlocuteur invisible, sans doute à l'autre bout de son oreillette, accapare toute son attention.

Je me demande comment il fait pour ne pas remarquer la vie qui l'environne : les arbres, les fleurs, les rires, les autres. Le soleil. Sa lumière réconfortante.

Comme bon nombre de New-Yorkais, l'homme fait son footing dans Central Park.

Moi ? Je me tiens sur une échelle de service, vautré dans l'indifférence générale.

Personne ne me remarque, surtout pas lui : tout le monde est chez soi, devant son écran d'ordinateur, ou dehors, vissé à son smartphone. Les New-yorkais ne peuvent plus vivre sans ces appareils.

Ils me font penser à des enfants qui promèneraient partout leur peluche fétiche, de crainte de se retrouver seuls.

Il faut croire que la conversation d'une intelligence artificielle est plutôt agréable.

Quoi qu'il en soit, cette situation n'aurait pas été possible il y a encore dix ans. Je ne sais plus qui disait que le talent d'un photographe était de se fondre parfaitement dans le décor ? Pour les gens de ma profession, le dicton est assez similaire.

Même en me cachant aussi grossièrement qu'un enfant de trois ans, je suis invisible. Une ombre dissimulée en plein soleil. Une situation aberrante, n'est-ce pas ?

L'homme commence à ralentir. Il est à bout de souffle. Il faut dire qu'il se traîne une sacrée brioche... Trop de corruption et de petits fours.

Il a trahi ses alliés politiques. On m'a donc engagé pour lui « tirer le portrait ». Certains clichés sont moins flatteurs que d'autres...

Je me concentre. Encore une minute, et j'appuierai sur le bouton déclencheur d'une machine infernale...

Mon téléphone sonne à ce moment-là. Je soupire et le tire de ma poche. C'est mon client. Il m'annonce que le shooting est annulé.

Je pousse un juron, remballe mon matériel et m'en vais.

Je marche à travers la ville, le temps de décolérer. Je ne percevrais finalement qu'un ridicule avoir sur ce contrat, qui me dédommagera tout juste le déplacement.

Les temps sont durs pour les artistes, paraît-il.

Le ciel est radieux. Ce temps bleu et brillant contribue à me taper sur les nerfs. Étrangement, il me rend aussi mélancolique. Je me souviens que j'ai eu trente-trois ans hier. Personne n'a songé à moi. Personne ne m'a appelé.

Je l'ai peut-être cherché, aussi.

Longtemps, j'ai fui les contacts humains. Je l'avoue : enfant, j'étais maigrichon, et adolescent, un véritable échalas. Ce n'est que quand j'ai décidé de me mettre au travail que j'ai commencé à ressembler à quelque chose. Alors, forcément, j'ai manqué de confiance pendant très longtemps.

Je restais seul, dans mon coin. Cela me suffisait.

Aujourd'hui encore, mes amis sont rares. Surtout, je les ai laissés derrière moi, en Angleterre.

Ici, il me reste une sœur et des contacts professionnels.

Pas d'amis. Encore moins l'amour.

Cela me convient, je pense. Je suis quelqu'un d'assez froid, si j'en crois mes rares tentatives de relations. Mon manque d'enthousiasme a été mis sur le compte de ma culture britannique, trop réservée pour la chaude New York. Ces remarques m'ont beaucoup perturbé durant mes premières années en Amérique, car je n'étais pas comme cela, à Londres. Du moins, c'est ce que je crois. Peut-être n'osait-on seulement pas me le faire remarquer ?

Confessions d'une ombre (Extrait)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant