1) Coup de peinture!

9.8K 278 31
                                    

Mon corps déambule parmi le matériel posé au sol et s'amuse à n'avancer que sur l'intérieur des carreaux pour atteindre mon objectif. Les années ont beau défiler, je prends toujours un malin plaisir à revivre ces jeux d'enfants, fuyant les contraintes des adultes. Mais il y en a un qui ne manque pas de me rappeler mes responsabilités à chaque instant.

— Fais gaffe où tu mets les pieds ! me prévient Jake alors qu'il termine de peindre le dernier pan de mur du salon.
— Oui oui, j'ai vu !

Ce studio n'est pas des plus grands mais se révèle être une véritable corvée au moment de le remettre à neuf. Je regrette mes cadres installés à tout va et les stickers d'encouragement posés à chaque endroit où mes yeux croisaient le vide déprimant d'un mur blanc. Je suis de ceux qui vivent leurs émotions à l'extrême. Il me faut toujours plus de rose, plus de sourire et de légèreté. Chaque petit moment de bonheur est vécu comme une victoire. Mais l'hyperémotive que je suis n'ignore pas que les déceptions sont elles aussi plus cruelles. Mes pieds, emmitouflés dans des chaussettes aux motifs licornes s'amusent à passer par-dessus les pots de peinture et les bacs servant à récupérer le trop plein des rouleaux. Cependant, le bruit d'un objet s'écrasant au sol me pétrifie et je me refuse à regarder derrière moi la catastrophe que je viens de produire. Dans la vie, il faut savoir fermer les yeux pour se convaincre qu'il n'y a pas de problèmes.

— Lili ? m'interpelle celui qui se retourne et éclate ma bulle de cécité.

Je me retrouve dans l'obligation de sortir mes plus beaux arguments pour défendre mon saut de biche manqué. Je suis certaine qu'il comprendra tout à fait quelles étaient mes intentions d'organiser un parcours du combattant au milieu de ces objets que je ne manipule jamais.

— Alors... Comment te dire ? Ce n'est pas vraiment moi. Il s'est mis sur mon passage et...
— Cours vite avant que je ne t'attrape.

Je reconnais là l'appel du loup et me mets à fuir dans cet appartement si petit qu'une souris en aurait fait rapidement le tour. Ma stratégie me mène jusqu'au bac de douche dans lequel je tente de refermer la paroi usée et difficilement coulissante. Tel un animal affamé, Jake me fait face et brandit le pinceau que j'aurais par mégarde fait tomber au sol. Je me retiens de lui affirmer qu'il est imprudent de mettre des objets en équilibre au-dessus des bacs de peinture car ses yeux m'invitent au silence. Je ressens actuellement les sensations et les dernières pensées du petit chaperon rouge avant de se faire manger.

— Lili Bennett, tu vas prendre cher, ma belle.

L'énergumène qui me sert de meilleur ami positionne sa main contre la paroi vitrée et l'autre sur le carrelage glacé. Je ne le vois même pas frémir alors que je suis littéralement en train de trembler avec le robinet gelé contre mes cuisses nues. Je regrette de ne pas avoir enfilé un pantalon comme me l'avait conseillé celui qui a mené les travaux. Cela aurait gâché mes publications sur Instagram, censées faire croire à une activité éreintante de ma part, juste avant de rendre les clés de mon appartement. Je crois que la Terre entière est au courant que je quitte notre ville chérie, Palm Beach, pour la tristesse d'Orlando. Mais ma moitié m'attend là-bas et il me faut économiser afin de pouvoir louer quelque chose de convenable ainsi que réaliser mon rêve. Mes parents n'en ayant pas les moyens, je dois accumuler seule un petit pactole alors que je suis la reine des dépensières. Cependant, l'étonnement et la surprise qui n'échappe pas à mon œil aguerri font qu'aucune objection n'a été présentée concernant ma colocation avec Jake, pour mes dernières semaines dans cette ville. Mon ami d'enfance a toujours eu leurs bonnes grâces, même lorsqu'il m'a entraîné à Palm Beach Atlantic University. C'est à se demander qui ils ont le plus pleuré.

L'énergumène qui me fait face m'attrape subitement par les hanches et se met à me chatouiller. Mon corps glisse contre lui, jusqu'à ce que je finisse à genoux et à sa merci. Une douce tension grandit alors entre mes cuisses et réveille des émotions que je m'efforce de taire. Le sourire scotché aux lèvres, le sublime tyran aux yeux vairons et aux mèches brunes se délecte de ma soumission en me relevant le menton. Même lors de sa conception, il n'a eu à trancher. La splendeur et le charisme lui ont été offerts. Jusqu'au caractère débordant d'orgueil et de suffisance, personne ne peut ignorer Jake Weston.

— Je t'ai encore eu.
— Demande-toi qui a piégé qui. Tu ne tiendras pas deux mois en ma présence.
— On verra si tu ne craques pas avant.

Notre complicité se mêle à de mauvaises pensées. Si je ne suis pas quelqu'un de facile à vivre au quotidien par mon exubérance, Jake affirme un peu trop, à mon goût, son machisme et se plait à hurler au mâle alpha à l'approche d'une femme. Je fais exception à cette démonstration de talent de séducteur, sans en connaître les raisons, et n'explique pas pourquoi je supporte difficilement le défilé de ses conquêtes. Cependant, lorsque nous sommes seuls, il redevient l'ami que j'apprécie tant et qui cumule les charmantes attentions.

Jake me redresse et me porte sur son épaule comme un trophée, jusqu'à me déposer au centre de la pièce, pour être certain que je ne provoque plus de catastrophe. Cette soudaine vue panoramique de mon passé fait remonter des émotions et des souvenirs nostalgiques, me faisant réalisant qu'une fois le taxi pris, je tournerai définitivement une page de ma vie.

— Tu ne vas pas chialer, quand même ?

Je ne suis pas étonnée qu'il ignore l'existence de sentiments au-dessus de la ceinture.

— Non...

Pourtant, mes larmes me trahissent et roulent une à une sur mes joues. Après un souffle bien long et le regret de mettre en suspens la rénovation, Jake abandonne sa peinture pour me prendre dans ses bras. Je savoure cette sensation réconfortante en plongeant mon nez contre son torse, pour en inspirer les effluves. Sa perfection en est rageante.
Je tâte sa musculature afin de chercher une zone qui pourrait témoigner contre lui, mais le résultat est que rien ne déshonore ce prétentieux, pas même les cicatrices sur son corps.
En réponse, ses doigts parcourent mes hanches et me font frissonner jusqu'à frotter ma joue. Je ne sais ce qui m'interpelle dans ce geste tendre et plonge mon regard dans le sien avant d'y lire un amusement suspect. C'est alors que j'aperçois les trainées blanches sur mes vêtements et comprends qu'il s'est tout simplement essuyé.

— Jake, t'es sérieux !
— Crie pas, ça se lave.
— Dans ce cas, tu vas me montrer tes talents de frotteur.
— Il me semble que ma réputation parle pour moi.

Je préfère lever les yeux plutôt que d'entrer dans son jeu et confirmer un fait qui m'agace. Je suis partisane des histoires d'amour à la longévité éternelle alors que Jake préfère cumuler les rencontres pour améliorer ses performances sexuelles.
Tandis que je frotte désespérément ma peau et ne fais qu'étaler les taches blanches, mon meilleur ami termine la zone restante et me fait signe qu'il est l'heure de quitter les lieux. Mais ce qui était une blague à ses yeux devient un problème majeur lorsque nous arrivons devant son véhicule. Les ordres fusent pour que je ne salisse pas les sièges et je subis une momification à l'aide d'une serviette tandis qu'il m'installe et m'attache, les bras coincés le long du corps. Son obsession me permet de ne pas verser de larmes, alors que nous nous éloignons de l'appartement que j'ai occupé pendant mes premières années de faculté et qui marque la fin d'une ère. La cohabitation avec Jake n'est qu'une transition avant Orlando. Mes sentiments ne devraient pas avoir le temps de me troubler d'ici mon départ.

Toxic Love : We're just friends !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant