05 - Lundi : Suzanne

132 33 12
                                    

Suzanne s'est pomponnée. Elle a posé une touche de rose sur ses joues creuses, un peu de fard sur ses paupières ridées. Elle jette un œil dans le miroir. Son corps, plus aussi mince ni souple qu'avant, ses mains fines dont les veines bleutées ressortent sur la peau, et ses iris d'un brun pâle, fatigué.

D'un regard, elle décide qu'elle fera l'affaire, et qu'elle est suffisamment apprêtée pour ne pas faire peur à la jeune fille qui commence aujourd'hui. Elle quitte sa chambre, s'arrête un instant devant la table d'entrée, dans le vestibule. Là, Armel semble lui sourire, le visage figé pour l'éternité. La photo est un peu passée, les couleurs ne sont plus ce qu'elles étaient. Suzanne l'effleure du bout des doigts.

— À ce soir, mon amour, souffle-t-elle à celui qui lui manque tant.

La grande horloge du salon lui apprend qu'elle n'est pas en avance. Suzanne se dépêche d'attraper son long manteau noir et de couvrir sa tête d'un joli chapeau assorti, qui se marie à merveille avec son pantalon sombre et son pull fin d'un délicat rose pastel. Ses clés à la main, elle se glisse dans le véhicule. Là, elle marque une pause, soufflant un peu.

Depuis sa chute, elle fatigue vite. Suzanne reste un instant le regard dans le vague, avant de se ressaisir. Elle démarre la voiture qui s'engage, cahin-caha, dans les ruelles étroites qui mènent à la charmante place des Rêves Envolés. Le nom paraît toujours nostalgique à la bouquiniste, qui prend un moment pour détailler les quelques bâtiments qui s'y dressent. La boulangerie de Léna et Maxime, chaleureuse et pleine de vie malgré l'heure matinale ; le fleuriste, dont Suzanne ne retient jamais le prénom, parce qu'il est arrivé récemment ; l'appartement loué par Tristan ; la ravissante promenade qui mène en bord de mer et sa fameuse crêperie qui met l'eau à la bouche. La place des Rêves Envolés, en dépit de son nom, est tout à fait charmante.

Suzanne se gare à côté de la bouquinerie. La boutique, d'un profond rouge corail, propose une jolie devanture aux regards des passants, soigneusement aménagée par sa propriétaire. La Bouquinerie des Doux Rêveurs, l'a appelée Suzanne. Elle en est particulièrement fière : c'est elle qui a trouvé ce nom si évocateur, et Armel l'aimait beaucoup. Ces quelques mots attirent l'attention des curieux, et les invitent à pousser la porte pour entrer dans cet univers qu'elle a créé.

Alors que Suzanne se débat quelques secondes avec la serrure, toujours capricieuse quand il fait froid, une voix s'élève timidement derrière elle. La bouquiniste se retourne. Elle chausse ses lunettes et cligne des yeux. La jeune fille qui vient de la saluer la regarde d'un air nerveux, en se dandinant d'un pied sur l'autre.

— Oh, tu dois être Lou ! Ma chère petite, je suis ravie de te rencontrer.

Elle lui tend la main, que la gamine serre maladroitement.

— Il faut que je pense à prévenir mon fils que tu es là, il en sera rassuré.

Elle continue à pérorer joyeusement tout en invitant Lou à entrer. Elle obtempère, visiblement intimidée, tout en jetant de furtifs coups d'œil à la boutique.

— Donne-moi ton manteau, je vais le suspendre avec le mien.

Lou obéit sans mot dire. Suzanne commence à croire qu'elle aurait peut-être dû forcer un peu plus sur le maquillage. Est-ce elle, une vieille dame dont les souvenirs sont parfois aussi flous que le monde lorsqu'elle retire ses lunettes, qui l'impressionne ainsi ?

— J'espère que tu es prête à mettre la main à la pâte, ma chère petite, parce qu'on a du pain sur la planche, reprend gaiement Suzanne, souhaitant lui transmettre son enthousiasme.

Lou acquiesce d'un signe de tête. La bouquiniste lui fait visiter les lieux, tout en l'observant discrètement. Cette gamine, dans ses vêtements trop grands pour elle, la touche. Elle a dans le regard un sérieux qui n'est pas de son âge.

Suzanne lui montre les rayonnages, les étagères de bois laqué, les ouvrages qui s'y cachent, l'espace dédié aux livres d'amour, celui pour les romans policiers, le coin lecture, les manuels de cuisine et de développement personnel, la devanture ornée de fleurs séchées et de coquillages. Elle l'invite à prendre un livre pour respirer l'odeur des pages jaunies, à passer doucement son doigt sur les feuillets cornés par les anciens propriétaires, à écouter le craquement délicat des pages qu'on tourne.

La gamine ne parle pas, mais ses yeux brillent.

— Tu aimes lire ? questionne Suzanne, consciente qu'elle tient quelque chose.

Lou hoche la tête.

— Quel genre de livres ?

La jeune fille lève vers elle un regard troublé.

— Je ne sais pas vraiment...

Sa voix est douce, hésitante, pétrie de doutes. Suzanne esquisse un sourire.

— Vraiment ? Que préfères-tu ? Sentir la peur t'enserrer de ses griffes, te plonger dans un monde magique, imaginer battre ton cœur aussi vite que celui de l'héroïne amoureuse ?

Lou a l'air perdue. Elle hausse les épaules.

— Je ne lis plus beaucoup, dit-elle, sur un ton d'excuse.

— Tu restes un mois, n'est-ce pas ? répond Suzanne. Ça nous laisse le temps de te faire découvrir tous ces genres merveilleux !

Au fil de la journée, la bouquiniste songe qu'il y a quelque chose de délicieusement enivrant à ne pas être seule. Pour la première fois depuis longtemps, elle partage son savoir, sa boutique, avec quelqu'un. Elle ne se parle plus à elle-même, ne guette plus le moindre client avec impatience, dans l'espoir d'échanger quelques mots.

Pour la première fois depuis si longtemps, Suzanne n'est pas seule au milieu de ses livres.

Les rêves ne s'envolent pas [Sudarènes Editions]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant