Le samedi, en début d'après-midi, mon péché mignon c'est la sieste. Ce jour-là, la canicule me pousse à laisser ma fenêtre ouverte. Acte inconsidéré vu que j'habite au rez-de-chaussée. Mais pour ma défense, la température dans ma chambre avoisine les quarante degrés ! Quel soulagement de sentir une brise tiède propice à mon bien être envahir la pièce. Comme de coutume, je me déshabille ne conservant que mes sous-vêtements et je me glisse avec délectation sous le drap. Et oui, même à quarante, je ne m'endors que couverte d'une étoffe aussi fine fut-elle.
Quand je m'éveille, mon horloge interne infaillible m'indique quinze minutes de sommeil. C'est vraiment peu, je dors facilement une heure en général. Est-ce un bruit inhabituel qui a provoqué ce réveil prématuré ? Ou bien alors est-ce mon instinct qui a détecté une présence importune ? Toujours est-il que pile au moment où j'ouvre les yeux, je capte un mouvement dans l'angle de mon champ de vision: une forme obscure s'immisce par la fenêtre. Je tressaille en réalisant qu'un intrus est en train de pénétrer ma chambre.
C'est terrible la décharge d'adrénaline qui me foudroie. Je deviens raide comme un piquet. Mes paupières se compriment comme pour chasser l'image traumatisante. C'est absurde mais une partie de mon cerveau veut croire que j'ai rêvé.
Je n'ai aucune envie de rouvrir les yeux et quand bien même, ma position allongée sur le côté ne me permettrait que de voir un bout du parquet et un petit pan de mur. Impossible de localiser le malfaiteur. Lui par contre... J'ai le sentiment horrible qu'il m'observe en ce moment même et qu'il attend un mouvement de ma part pour me sauter dessus! Je tente par tous les moyens de conserver une respiration régulière en même temps que j'oblige mon visage à se détendre. Je maintiens ma position et prie pour que mon visiteur me croie toujours endormie. Qu'il fasse le tour, qu'il prenne ce qui lui plaira, je m'en fiche pourvu qu'il reparte vite. Mais je sais qu'il n'y a rien à prendre ici, tout au plus glanera-t-il quelques vieilles miettes du côté de la coiffeuse! Et Benoît qui ne revient pas. Ah les hommes! Jamais là quand on a besoin d'eux! Il ne faut pas une heure pour acheter six œufs et un pot de crème. À tous les coups il a croisé un de ses potes et ils sont tranquillement en train de siroter une bière au café du coin pendant que moi j'aie le temps de me faire égorger cent fois!
Si extérieurement je me raccroche toujours désespérément à mon rôle d'impassible dormeuse, à l'intérieur je boue littéralement. Non seulement mon cerveau est en ébullition mais mon sang lui n'est plus que lave en fusion s'écoulant au travers de mon corps entier. En un temps record, je suis trempée. J'ai l'impression d'être une écrevisse en papillote dans un four à deux-cent degrés. À cet instant si le fouineur m'observe, c'est certain qu'avec ma tête de homard frit, il devine que je simule. D'ailleurs, me regarde-t-il en ce moment ? Mon cœur réagit à cette perspective par une nouvelle décharge d'adrénaline qui me transperce la poitrine . Non, non, il n'est pas là pour moi. Il va faire le tour et vite s'en aller, peut-être même est-il déjà reparti. C'est vrai que malgré sa grande taille, le scélérat est d'une discrétion exemplaire. Je suis à l'affût du moindre bruissement qui pourrait m'indiquer sa position mais je ne détecte rien.
Je tente de me calmer: tout va bien aller... Je vais rester là, sans bouger, le temps qu'il faudra, jusqu'à ce que je sois certaine qu'il n'y a plus que moi dans la pièce où bien jusqu'à ce que Benoît daigne s'inquiéter et vienne à ma rescousse. Les minutes s'égrènent avec une lenteur à faire bailler une limace, sans que ni la lave qui m'habite ni mon petit cœur bouleversé ne s'apaisent. Combien de temps je demeure prostrée ainsi? Dix minutes me dit mon horloge interne mais même elle n'est plus sûre de rien. Au bout de ce qui me semble une éternité, je me résous et décide enfin de mettre fin à cette attente infernale. Je ne peux pas rester ainsi tout l'après-midi, je vais finir par fondre et me disloquer dans mon lit.
Prudente j'entrouvre d'abord l'œil gauche, celui qui se trouve contre le matelas. J'inspecte frénétiquement la moindre parcelle du minuscule champ de vision que m'autorise ma position. Jusque-là tout va bien. Très progressivement j'entame l'ouverture de mon œil droit. J'opère une pause stratégique au moment où ma paupière forme une fente suffisante pour observer. Rien, OK ma tension redescend d'un petit cran. Mais elle remonte immédiatement car maintenant il va falloir que je bouge réellement. Il faut que je me tourne pour contrôler le reste de la pièce. À cette pensée, je sens ma volonté flancher en même temps que mon corps. Décidément celui-ci ne cesse de me trahir. Après s'être électrifié et volcanisé, voilà qu'il se plombe ! Je me sens si lourde que le simple fait de bouger un orteil m'est pénible. Un peu de courage bon sang! Depuis le temps que je suis plantée là, cette espèce de parasite est sûrement reparti. Je passe à l'action sans plus réfléchir. J'ai juste le temps de subir une dernière décharge avant de faire volte-face et de m'assoir en me cramponnant au drap.
Horrifiée je me recroqueville contre la tête de lit. Mon pire cauchemar se joue sous mes yeux : il est là, installer simplement sur le bord de mon lit ! L'inconvenance de sa silhouette brune sur mon linge blanc me répugne. Il me fixe avec des yeux noirs et vicieux. Tétanisée je ne respire plus. Je sens monter du plus profond de mes viscères un courant de terreur indescriptible qui vient se concentrer en une énorme boule au niveau de mon estomac. Je crois que je vais vomir ou bien m'évanouir mais la boule poursuit son ascension tordant mon cœur et oppressant ma poitrine au passage. Elle vient se loger au niveau de mon larynx. Elle va exploser, j'ouvre grand la bouche pour la libérer mais... Rien ! Mes yeux s'écarquillent, mon visage se tord d'effroi devant cette nouvelle trahison que me fait mon corps. Je demeure ainsi: grimaçante, bouche bée, yeux exorbités, statufiée comme une de ses horribles gargouilles de pierres. Totalement démunie, je le vois qui s'approche et qui avec une lenteur perverse se place tout près de moi. Bêtement je m'accroche au drap : dernier rempart illusoire. Quand je le sens m'effleurer la hanche au travers du tissu, c'est comme si un détonateur explosait en moi. Tous mes membres reprennent soudainement vie, surtout mes jambes qui battent furieusement. En même temps, la boule coincée dans ma gorge se débloque soudain et jaillit en un hurlement abominable. J'ai du mal à réaliser que c'est moi qui produit un tel son. Mais les cris suivants confirment mes craintes, c'est bien de moi que proviennent ces hurlements à faire frémir un esquimau !
Au bout d'une éternité, probablement quelques secondes en réalité , la porte de la chambre s'ouvre à la volée sur un Benoît affolé. Très vite, sa stupeur laisse place à la détermination. Son regard se durcit sur mon agresseur. Il attrape la première arme venue : l'annuaire téléphonique ! Sans laisser le temps à son adversaire de réagir, Benoît abat sur lui plusieurs coups du bottin . Chaque choc m'arrache une sorte de couinement ridicule. Puis mon homme agrippe l'intrus à mains nues et l'envoie valdinguer par la fenêtre. À cet instant je l'aime plus que jamais. Je retire tout ce que j'ai pu dire à son encontre, là, il a vraiment assuré.
- C'est bon, c'est fini. Me rassure-t-il après un dernier coup d'œil à l'extérieur.
- tu es sûr ? Dis-je des trémolos dans la voie et toujours cramponnée au drap.
- Oui, il a eu son compte. Affirme-t-il en revenant vers moi.
Je me détend enfin.
- J'ai eu si peur.
- Je sais ma chérie. Dit-il en me serrant dans ses bras.
- Moi aussi tu sais. Ajoute-t-il d'un ton réprobateur.
Je tente de me défendre :
- Il m'a touché et il était vraiment monstrueux...
- Je sais mais tout de même...
Je baisse les yeux honteuse, inutile d'ajouter un mot. Comment justifier que l'on puisse être à ce point terrifiée par un être aussi misérable ? De surcroît lorsque l'individu en question n'est qu'un énorme, un répugnant, mais je l'avoue bien inoffensif cafard.FIN
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Intrusion
Short StoryEntre humour et suspens, cette courte nouvelle inspirée du thème « nos peurs » ne vous révélera sa véritable intrigue qu'à la lecture du tout dernier mot.