Jeudi 15 novembre 2192, 18 h
Plus que six heures.
Je n'ai pensé qu'à ça, toute la journée. Plus que vingt-quatre heures. Vingt-trois. Vingt-deux... (Évidemment, je n'ai pas dormi. Comment aurais-je pu dormir ?)
Hier, quand je suis entré dans la chambre, j'ai vu Samir, penché sur son bureau, en train d'écrire. Ça m'a étonné. Samir n'aime pas écrire, il dit que ça lui fait mal à la main, donc même quand il a le choix il préfère utiliser un ordinateur. Je me suis approché et j'ai vu, à côté de la feuille sur laquelle il griffonnait, celles que j'avais moi-même remplies.
Alors, oui, je les avais laissées sur mon oreiller, en évidence. Sauf que je dors en haut du lit superposé, donc à moins de monter – et pourquoi serait-il monté, sinon pour m'espionner ? –, il n'aurait pas pu voir ce journal. Il s'est incité tout seul, je n'y suis pour rien !
Je suis entré dans une rage folle. J'avais l'impression qu'il m'avait ouvert le crâne pour disséquer chacune de mes pensées, chacun de mes secrets. Je lui ai arraché mes feuilles et la sienne et j'ai grimpé dans mon lit. Je me suis effondré dessus, en larmes – des larmes de rage. Je sentais chaque sanglot secouer mon corps. Et pourtant j'étais vide, comme si tout ce qui me constituait s'était enfui de mon corps quand j'avais surpris Samir.
J'ai voulu froisser la feuille de Samir, la déchirer, la jeter par la fenêtre, mais au dernier moment je me suis retenu. Je l'ai lue, entièrement. Ça m'a fait mal.
Mais, au cours du dîner – qui était trop désagréable pour que je me fatigue à le raconter ici –, et pendant ma nuit sans sommeil, j'ai réfléchi. Avouons-le, Samir n'a pas tort. Pas complètement.
Je suis égocentrique, d'accord. Je n'ai jamais essayé de me mettre à la place d'Annely. Elle a été privée de sa mère pendant son adolescence, ça devait être dur. Même si ça n'excuse pas sa haine, ça peut m'aider à la comprendre.
Il a probablement raison aussi pour la clé USB. Je ne l'ai pas gardée, là-dessus il s'est trompé. Il ne me connaît peut-être pas tant que ça, ou alors ce geste ne me ressemble pas. Mais je n'aurais pas dû la jeter, me priver de cette opportunité. Pourquoi je l'ai fait, déjà ? Plus j'y réfléchis, plus mes raisons me semblent floues. Je voulais être courageux ? Ça me semble lâche, maintenant. J'avais peur. Peur du futur que cette clé m'offrait.
J'avais peur de vivre différemment. D'être heureux. C'est un peu stupide, non ? Je n'ai jamais été vraiment heureux. Il y avait toujours ce E sur mon front que je sentais physiquement, meurtrissant ma chair. Je ne suis jamais parvenu à oublier, juste un instant, que je n'aurais pas dû naître. Et comment être heureux quand on sait qu'on ne devrait pas exister ?
Aujourd'hui, le front enfin vierge, j'aurais dû me sentir libre. Normal. Légitime. Mais j'avais juste l'impression d'être plus différent et plus seul que jamais. Comme si on m'avait parachuté dans un corps qui n'était pas le mien. Oui, c'est ça, exactement. J'étais normal, et je n'étais plus moi. Sans les regards de dégoût ou de pitié, sans les insultes et les moqueries, je n'étais plus moi.
Peut-être que le problème vient de moi, au fond. Erreur ou non, je me sens mal.
J'ai choisi ma cible, au fait. Je me suis connecté sur le site du Ministère de Régulation de la Population, onglet Erreurs > Choisir sa cible. Tranche d'âge ? m'a demandé le site. Genre ? J'ai sélectionné « 20-29 », puis « Homme ». Les photos des Erreurs encore libres se sont affichées, avec en-dessous le nom de la personne et quelques informations sur son parcours scolaire, son casier judiciaire, ses centres d'intérêt, ses cibles éventuelles. J'ai sélectionné la photo d'un jeune homme à la peau brune avec de petits yeux bleu vif. Emil Medjid. Les vingt-trente ans sont difficiles à tuer, mais je sais qu'il ne se débattra pas.

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Nos erreurs
Short StoryJe suis une Erreur. Je n'avais pas le droit de vivre. Demain, je devrai gagner ce droit. Je devrai tuer. 2192. L'humanité ayant trop souffert de la surpopulation pour laisser ce fléau perdurer, le Traité de Genève régule les naissances depuis plus d...