SANS RACINES ET SANS AILES

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Mercredi 14 novembre 2192, 12 h


Je n'aurais pas dû naître. Mes parents se protégeaient. Ils avaient déjà deux enfants, le maximum autorisé par le Traité de Genève. Mais, comme le dit le Guide de régulation des naissances, un préservatif n'est pas une protection suffisamment fiable. Il est déconseillé aux femmes ayant déjà atteint leur quota de copuler avec cette seule précaution, si elles refusent de procéder à une stérilisation. Mais eux l'ont fait, et maman n'a pas avorté. Je ne lui ai jamais demandé pourquoi.

J'ai appris ce guide par cœur. Il ne me concerne pas – j'ai été stérilisé à la naissance, pour éviter que les conséquences de l'erreur de ma mère ne soient trop lourdes – mais j'avais envie de savoir à quoi je devais la vie.

Je ne reproche rien à mes parents. Sans leur erreur, je ne serais pas là. Et cette demi-vie que je mène vaut toujours mieux que le néant, non ? Vivre, même sans espoir, même sans bonheur, c'est toujours vivre.

Quand j'ai eu douze ans, ma mère m'a raconté ma naissance. Elle devait penser que j'étais assez grand. Cette terreur mêlée de joie quand elle a compris que je grandissais en elle. Sa résolution de me garder et de me déclarer aux autorités, malgré tout ce qu'elle risquait. Malgré la vie à laquelle elle me condamnait. (Je ne sais pas quoi penser des rumeurs qui disent que certains parents cachent leur troisième enfant pour lui épargner d'avoir à tuer quelqu'un. Ça me semble impossible de mener une telle vie de reclus sans craquer ou se faire prendre, mais d'un autre côté, c'est si tentant parfois...)

Elle a attendu la tête haute les cinq ans de prison qui allaient suivre son accouchement. Tandis que je me préparais à venir au monde, elle acceptait qu'elle ne me verrait pas devenir un petit garçon, que je commencerais ma vie sans elle.

Ma mère n'a combattu dans aucune guerre. Elle n'a tenu tête à aucun dictateur. Mais elle a foutu sa vie en l'air pour que la chose qui grandissait au creux de son ventre devienne une personne. Alors, même si ça semble puéril, elle est lapersonne la plus courageuse que je connaisse. Et elle ne me regarde jamais comme si je n'aurais pas dû être là.

J'aimerais tant être comme elle, mais


Mon père n'a pas sa force. Je l'ai compris en grandissant, à ses regards, à ce qu'il disait et ce qu'il ne disait pas, aux sourires qu'il ne m'adressait pas. Quand ses yeux se posent sur moi, il ne voit pas son fils, il voit une Erreur. Je sais qu'il regrette, chaque jour, chaque minute. Il aurait voulu que je n'existe pas, que ma mère décide de ne pas me garder. Un jour, il y a cinq ou six ans, je l'ai entendu au téléphone. Il se croyait seul. « Deux, a-t-il affirmé. J'ai deux enfants. »

Sur le coup, ça ne m'a rien fait. J'ai pensé : Je le savais. J'ai regagné la chambre que je partage avec Samir, mon grand frère, j'ai grimpé dans mon lit et je me suis allongé. Je me souviens de la trace grise sur le plafond blanc, que je fixais d'un œil vide. J'aurais dû travailler, lire, ou même écrire – écrire m'aide quand je me sens mal, c'est pour ça que j'ai commencé ce journal – mais je ne parvenais qu'à suivre du regard cette trace, en ressassant les paroles de mon père. Il avait deux enfants. Juste deux enfants. Je n'existais pas, je n'aurais pas dû exister. Je m'étonnais de ne rien ressentir. Je me demandais pourquoi je ne réagissais pas. J'aurais dû avoir mal. Mais je n'avais pas mal. Je ne sentais rien, rien d'autre qu'un vide dans mon cœur et ma tête.

C'est après que la douleur est venue. Longtemps après. Une blessure intérieure qu'on n'ose pas regarder, de peur qu'elle s'agrandisse, de peur de devoir l'accepter. C'est ce genre de douleur-là qui est apparue en moi. Lentement. Je n'ai jamais osé l'affronter, jamais osé la regarder en face pour la soigner, alors elle n'a pas disparu. Elle est là, chaque jour avec moi, en moi, flottant sous la surface de ma conscience. La douleur de ne pas exister, de ne pas être accepté.

Nos erreursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant