J'attends un signe, un appel

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Du plus loin que je me souviennes, Noël a toujours été ma période préférée de l'année. Enfant, je trépignais d'impatience tout au long du mois de décembre, ouvrant chaque case de mon calendrier de l'avent avec un peu plus de hâte que la précédente. J'écrivais une demi-douzaine de lettres au père Noël, pas que pour lui demander des cadeaux, non, mais pour lui dire que j'étais très, très sage, et que je voulais savoir comment il allait aussi. Je me demandais comment un si vieil homme pouvait supporter l'isolement, tout seul au pôle Nord, et comment il faisait pour n'avoir jamais eu d'accident lors de sa tournée annuelle. J'attendais des réponses de sa part à chaque fois, espérant développer une amitié épistolaire avec lui, mais on me disait toujours qu'il était bien trop occupé pour me répondre, tout en m'assurant qu'en revanche il lisait chacun de mes écrits. Lorsqu'à sept ans, au réveillon, j'ai appris qu'il n'existait pas et n'était qu'un conte pour faire rêver les enfants, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je m'étais senti trahi, et n'avais pas adressé la parole à mes parents pendant une soirée entière. J'ai vite oublié mes malheurs le lendemain matin, lorsque tous les cadeaux aux papiers colorés m'attendaient au pied du sapin. Peut-être que le père Noël n'existait pas, mais au moins j'avais eu ma Game Boy Advance. Cela me semblait être un échange équitable, parce que j'ai tellement utilisé cette console les mois suivants que j'en ai eu une tendinite au pouce.

En grandissant, ma passion pour cette période de l'année n'a pas fané, bien au contraire. Là où auparavant, je n'appréciais que les cadeaux, je me suis mis à apprécier tout ce qui touchait à Noël: les marchés d'artisans du centre-ville, illuminés par les guirlandes blanches et dorées tous les soirs, le vin chaud qu'on y buvait avec mon père alors qu'il me disait "surtout, pas un mot à ta mère", les pulls tricotés par cette dernière, le pain d'épices encore chaud sorti du four, le thé brûlant mes lèvres et réchauffant mon coeur les dimanches après-midis devant un film bidon au scénario prévisible à la télé. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était chaque instant passé en famille. Nous avions pour habitude de passer les fêtes dans le chalet de ma grand-mère, en Haute-Savoie, où à cette période de l'année tout est recouvert d'un épais manteau de neige blanche. On y restait une semaine ou deux, avec mes parents, à jouer aux cartes et aux jeux de société, ou encore à aller faire de la luge sur le côté de la vieille bâtisse. Parfois nous étions rejoints par des cousins, des oncles et tantes, mais nous étions le plus souvent seuls, coupés du monde, et je chérirais ces moments jusqu'à la fin des temps. Chaque souvenir avec eux est à mes yeux plus précieux que de l'or. J'aime mes parents de tout mon cœur, probablement plus que je ne m'aime moi-même.

Mon père est un magistrat strict, passionné de football, avec des lunettes à monture d'acier qui lui donnent un air grave et sévère. Il m'a transmis sa passion et m'a emmené à chacun de mes entraînements fier comme un paon, le sourire au lèvres effaçant son masque dur du quotidien. Ma mère, elle, est professeure de mathématiques et de piano, instrument qu'elle m'a appris dès mon plus jeune âge. Elle a toujours fait preuve d'une patience sans limite, et tandis que j'enchainais les fausses notes et les accords ratés, elle me souriait et sa voix douce me reprenait encore et encore jusqu'à ce que je maîtrise parfaitement les touches noires et blanches. Pendant des années je ne comprenais pas comment des gens si différents pouvaient s'aimer, mais j'ai fini par comprendre que leurs différences faisaient leur force et équilibraient à la perfection la balance de leur amour. Ils ont toujours été bons et justes, aimants et sévères à la fois. Jamais je n'ai eu le sentiment d'être malheureux, et chaque jour je remercie ma bonne étoile d'avoir grandi au sein d'une famille si aimante et soudée. Et chaque jour, je regrette au moins un peu d'avoir tout gâché.

Aujourd'hui, nous sommes le vingt-quatre décembre, et c'est mon vingt-sixième anniversaire en plus d'être le réveillon que je chéris tant. Un verre de vin rouge à la main, les bras croisés sur mon torse, je suis debout face à la baie vitrée et observe Paris illuminée dans la nuit. Au loin, la tour Eiffel semble veiller sur la ville, de sa lumière protectrice. Pourtant ce soir, je la trouve criarde. J'ai presque l'impression qu'elle me nargue, d'un air supérieur et hautain, et qu'elle se moque de moi et de ma solitude. Car dans mon petit appartement, les discussions animées et joyeuses de ma famille ont laissé place à un silence de mort, presque pesant tant il est grand. En soi, la pièce n'est pas silencieuse. Un vinyle posé sur le tourne-disque diffuse Can't help falling in love d'Elvis Presley, en bas de l'immeuble les moteurs de quelques voitures se font entendre, ainsi que des éclats de voix des appartements adjacents. C'est même presque bruyant, quand on y pense, mais l'absence des voix de mes parents derrière moi m'agresse les oreilles et me poignarde le cœur. Je fête aujourd'hui mes vingt-six ans, et pour la première fois de ma vie, ils ne sont pas là. Je bois une gorgée de mon vin. Le liquide se fraie un chemin dans ma gorge nouée par les larmes au bord de mes yeux. Leur absence me fait si mal. Je les imagine au chalet, sans moi. Auront-ils invité des oncles et tantes cette année ? Et peut-être mon cousin Anthony, qui rentre tout juste d'un séjour en Erasmus à Berlin ? J'aurais aimé entendre ses anecdotes sur le pays. J'aurais aimé être avec eux. Cependant, je n'ai eu aucune invitation cette année. C'est bête, car jamais je n'en ai eu besoin auparavant. Je passais Noël avec eux, point. Cela coulait de source. Mais suite à Noël dernier, j'ai bien compris que je n'étais plus le bienvenu, et n'ai eu aucune nouvelles ni de ma mère, ni de mon père.

- Le repas est prêt, mon coeur.

Je délaisse mon observation depuis la fenêtre pour me retourner face à mon interlocuteur. Malgré ma peine, je ne peux m'empêcher de sourire tant il est magnifique. Des cheveux châtains légèrement bouclés, des yeux verts presque assortis au sapin à côté de la télé. Il a pour l'occasion revêtu une chemise blanche légèrement transparente, laissant apparaître les nombreux tatouages qui recouvrent son torse et ses bras. Il a peint ses ongles d'un bleu nuit assorti à son pantalon, et je suis fier de pouvoir le regarder et dire qu'il est mon fiancé. J'aimerais pouvoir le hurler à la terre entière. "Regardez-le ! C'est Harry Styles, l'homme le plus beau du monde ! Et c'est moi qui vais l'épouser !". Je ne le ferai pas, bien sûr, parce que je n'en ai pas la possibilité, mais je voudrais simplement partager mon bonheur avec toute l'humanité, ou au moins avec mes parents. Rien que d'y penser mon cœur se serre.

Harry dépose un plat de pommes noisettes sur la table où se trouvent seulement deux assiettes, deux verres à vin, et deux couverts. Deux, et non quatre. Encore une fois, leur absence me revient en pleine face, comme un coup de poing. Les larmes me montent aux yeux, et j'aimerais être avec eux, au chalet, ou bien qu'ils soient là, assis à table, à égayer la soirée de leur bonne humeur. Je me perds à imaginer mon père rire et parler de son travail avec Harry, pendant que dans la cuisine ma mère m'aide à découper le rôti en me souriant qu'elle l'apprécie et qu'elle m'aime. Elle et mon père ne sont pas du genre à cacher leur sentiment. Leurs "je t'aime" étaient fréquents, sans pour autant perdre leur valeur et leur importance. Quand ils me le disaient, j'entendais la fierté dans leur voix. Une larme solitaire coule sur ma joue à ce souvenir. Les choses ont bien changé aujourd'hui.

Harry s'approche de moi sans dire un mot. Il pose une main sur ma hanche et de l'autre, il essuie ma joue. En faisant attention à ne pas renverser mon verre, je passe mes bras autour de son cou. Il me serre contre lui en retour. Il a compris mes pensées, évidemment. Il lui suffit de me regarder pour savoir ce qui me tracasse et il lit en moi comme dans un livre ouvert. Alors, sans que je ne lui explique quoi que ce soit, il murmure:

- Moi aussi, j'aurais aimé qu'ils soient là.

Là, c'est trop. Je lâche un torrent de larmes dans son cou, et mes sanglots violents viennent recouvrir la musique. Je ne vois plus rien à travers mes cils, juste les tâches floues des guirlandes du sapin et des bougies, et je ferme les yeux. J'aimerais envoyer tout balader, aller dormir et ne me réveiller qu'au printemps. Si cette fête n'est destinée qu'à me rappeler ces souvenirs que je ne vivrai plus jamais, alors je n'en veux pas. Harry me berce légèrement, en me susurrant que ça va aller. Puis il ajoute:

- Tu veux les appeler ?

Je serre les dents. Bien sûr que je veux les appeler. Mais ce n'est pas à moi de faire un pas en leur direction. Depuis un an, jour pour jour, ils ne m'ont plus adressé la parole. Au début, j'ai essayé de leur téléphoner, mais leur répondeur a fini par me lasser et m'en dissuader. Je pensais qu'ils avaient besoin de temps, qu'ils reviendraient au bout de quelques semaines, et puis ces semaines sont devenues des mois, et un an après rien n'a changé. Toujours le même jeu cruel dont ils sont les maîtres, destiné à m'éloigner et me faire souffrir, un jeu dans lequel ils ont transformé notre famille autrefois unie en un royaume hostile où j'incarne une sorte monstre. Tout ça parce que l'année dernière, lors du réveillon, je leur ai annoncé avoir quelqu'un dans ma vie. Et en mentionnant que c'était un homme, je les ai perdus à tout jamais.

Jamais je n'oublierai le Noël de mes vingt-cinq ans.

Dites-moi comment ça va [LARRY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant