Quelques Souvenirs

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À l'âge tendre de sept ans, alors que j'étais plongé dans les apprentissages du cours préparatoire, un fond sonore unique marquait le rythme de mes journées. C'était celui de la musique envoûtante d'Alpha Blondy, figure emblématique du reggae ivoirien, qui s'échappait de la radio-cassette de mon père. Cette mélodie se mêlait harmonieusement au bruit régulier et rassurant de sa machine à coudre, une vénérable Singer en bois, témoignant de nombreuses histoires tissées au fil des années. Ces sons, à la fois distincts et complémentaires, ont composé la bande-son de mon enfance, m'imprégnant d'un héritage culturel riche et d'un amour pour l'art sous toutes ses formes.

Dans le sillage de ces mélodies et du travail de mon père, la vie quotidienne était rythmée par des pratiques communautaires et familiales profondément ancrées

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Dans le sillage de ces mélodies et du travail de mon père, la vie quotidienne était rythmée par des pratiques communautaires et familiales profondément ancrées. Nous, les enfants, prêtions main forte aux femmes dans la cuisine, un effort collectif pour que les repas soient prêts plus rapidement. La saison sèche apportait son lot de défis, notamment l'abondance de poussière, vecteur de maladies respiratoires telles que la grippe et le rhume. Face à cette adversité, nos parents se voyaient investis d'une obligation presque sacrée : nous faire administrer un vaccin "traditionnel", dont l'efficacité était censée durer un an. Ce vaccin était un assemblage audacieux de plusieurs herbes médicinales, héritage du savoir ancestral camerounais. Parmi ses composants, l'un se détachait nettement par son caractère mémorable : le piment. Oui, du piment, et pas n'importe lequel, mais celui réputé pour sa capacité à piquer avec une intensité redoutable.

Ce mélange, dont la simple pensée suffit à évoquer une sensation de brûlure, était appliqué dans presque toutes les ouvertures corporelles des enfants, et ce, sans exception. L'expérience était, à n'en pas douter, douloureuse, engendrant une irritation quasi insupportable, notamment lorsqu'il s'agissait des yeux. Malgré la diminution de cette pratique aujourd'hui, elle demeure ancrée dans certaines traditions. Néanmoins, le retour auprès de nos parents après cette épreuve était marqué par un accueil triomphal, nous élevant au rang de héros. Ce sentiment de fierté était incomparable.

À cette époque, j'ai également été initié à la chasse et plus précisément au piégeage. Ramener du gibier, c'était contribuer de manière significative au bien-être de la famille, une étape de plus vers la masculinité. Cependant, devenir un homme ne se résumait pas à la capacité de capturer du gibier. Il fallait se soumettre à un ensemble de rituels. Fort heureusement, nombre de ces rituels, jugés dangereux et désuets, avaient été abandonnés. Restait néanmoins une épreuve qui suscitait en moi une peur viscérale : la circoncision.


Dans le contexte de ma communauté, la circoncision n'était pas seulement une tradition médicale ou religieuse, mais un rite de passage impératif vers la masculinité. L'absence de cette marque corporelle équivalait à ne pas être considéré comme un homme à part entière. Malgré la terreur que cette perspective suscitait, il y avait au fond de moi une volonté pressante que ce moment arrive et se conclue rapidement. La circoncision, encadrée de normes et de traditions, ne pouvait être réalisée durant la petite enfance ou omise. Elle signifiait bien plus qu'une simple intervention physique; elle marquait le passage de l'enfance à l'âge adulte.

Le jour déterminé pour mon petit frère et moi finit par arriver. La procédure se distinguait par son caractère rudimentaire et traditionnel : loin de toute utilisation de ciseaux modernes, c'était la lame qui était privilégiée. Mon tour vint en premier. La tension était palpable, renforcée par la présence d'hommes chargés d'immobiliser les jeunes initiés pour éviter tout mouvement brusque. L'atmosphère, soudain moins légère, devenait sérieuse et solennelle. Le "maître de cérémonie" prenait en main le prépuce, le tendant avec force avant de l'attacher au bout du gland avec un fil très fin, qui délimitait précisément la zone de l'incision. L'intensité de la douleur, bien que prévisible, était à peine imaginable.

Immédiatement après cette coupure, et alors que nous nous débattions encore sous l'effet de la douleur, de l'alcool était versé sur la plaie ouverte. Ce geste, quoique brûlant, était considéré comme une grâce comparé aux pratiques antérieures où le piment, étonnamment, faisait office d'antiseptique. Ce moment, gravé dans ma mémoire, symbolisait un passage obligé, un seuil à franchir pour être reconnu et respecté comme un homme au sein de ma communauté.
La douleur associée à la circoncision, exacerbée par la densité de récepteurs sensoriels sur cette partie du corps, est quasiment insupportable. Pourtant, la perspective de gagner en estime et en respect au sein de la communauté, suite à cette épreuve, pousse à endurer l'inimaginable, bien que cela ne soit pas sans épreuves ni souffrances. La tradition imposait également des restrictions alimentaires spécifiques durant la période de convalescence, notamment l'interdiction de consommer des légumes. Pour les boblis, naturellement enclins à une diète riche en viande, l'obligation de se nourrir exclusivement de protéines animales pendant plusieurs jours revêtait un aspect presque excitant.

Le processus de guérison impliquait un nettoyage rigoureux de la plaie tous les deux jours, une procédure d'une douleur bien supérieure à celle de la circoncision elle-même. Le retrait des compresses, désormais collées à la plaie et au pourtour du pénis, constituait un véritable calvaire, surpassant en intensité la douleur initiale. Rien que l'idée de cette étape suffisait à me faire perdre tout appétit, indépendamment des mets proposés. Durant cette période délicate, aucune tenue inférieure n'était portée, seul un pagne nous offrait un semblant de couverture.

Cette année-là marqua également un changement significatif dans ma vie quotidienne. Pour réduire la distance me séparant de l'école, que je parcourais à pied depuis l'âge de six ans sur environ quatre kilomètres, je fus envoyé vivre chez ma tante. Sa maison, plus proche de l'établissement scolaire, avait pour objectif de faciliter mes déplacements quotidiens, une adaptation pratique à une situation déjà complexe par les traditions et rites de passage auxquels je me soumettais.

Cette transition marquait le début d'une nouvelle phase de ma vie, portant en elle une mélange de sentiments - l'excitation d'un nouveau départ et la mélancolie de quitter ma famille. J'étais animé par cette conviction profonde que ma présence apportait une forme de stabilité, de bien-être, même si mon rôle était souvent silencieux, veillant sur mes proches sans nécessairement intervenir. Partir pour réduire la distance jusqu'à l'école, c'était aussi accepter de laisser derrière moi mes frères, ma sœur, et mes parents, sans savoir que certains adieux se transformeraient en séparations permanentes.
Ce déménagement chez ma tante, motivé par des raisons pratiques et éducatives, s'est avéré être un tournant décisif, un pas vers l'inconnu semé d'apprentissages et de défis. Mais, avec le recul, il portait en germe une réalité plus sombre : la dernière fois que je posais mes yeux sur certains membres de ma famille. Cette prise de conscience aiguë de la fragilité des liens, du temps, et de la distance résonne comme un rappel poignant de l'importance de chérir chaque moment partagé avec ceux qu'on aime.

C'était pourtant mal partiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant