Papa dormait sur le canapé rouge. La lumière pendait du plafond dans le petit salon, dansant sur les murs jaunis puis se regardant dans les parois argentées de la cuisine, s'asseyant sur la table de bois et se pendant aux poutres. Les rideaux, eux, étaient tirés, si bien que les derniers souffles du soleil s'arrêtaient à la fenêtre. Les bibelots trônaient en bazar sur la table basse, à côté d'un cendrier débordant sur le bois. Les sourcils de Papa étaient froncés, ses lèvres aussi, et il portait encore sa chemise grise; sûrement s'était-il évanoui entre deux appels du travail, la cigarette à moitié morte entre ses doigts moites. Je ne savais pas ce qu'il faisait pour son travail, à qui il adressait ses coups de fil, mais je sais qu'il fallait monter à l'étage quand il les passait, et que parfois entre deux mots il tapait dans le mur et Maman me couvrait les oreilles.
J'allais vers lui pour le réveiller, mais Maman me dit que non, qu'il était très bien comme ça. Je me suis demandée comment elle pouvait savoir sans demander; c'est sûrement un talent qu'acquièrent les grands lorsqu'ils sont amoureux. Souvent Papa savait quand est-ce que Maman n'avait plus faim, ou plus soif; et elle savait quand est-ce qu'il ne voulait pas être réveillé. J'étais jalouse du tunnel secret qui liait leurs deux esprits, mais je me disais que j'en creuserai un jour avec quelqu'un que je ne connaissais pas encore, mais sûrement qu'il m'aimerait comme Papa aime Maman.
Parfois j'aurais aimé en construire un avec Maman, attendre qu'elle dorme, me glisser dans sa tête par son oreille, et, entre matière grise et pensées noires, comprendre. Comprendre quoi? Je n'en suis pas sûre, je pense que je le saurais si j'avais réussi à rentrer.
Toujours est-il que nous avions dîné sans Papa. Maman râpait son couteau contre son assiette à peine entamée, à gauche, à droite; elle aurait pu le faire directement contre la peau de mes oreilles et ç'aurait été tout aussi désagréable. Mais je ne disais rien; il y avait beau ne pas avoir de tunnel entre Maman et moi, je comprenais parfois que ce n'était pas le moment de parler. Je la regardais dans le miroir de la cuisine pour la voir sans qu'elle ne me voie; je pense qu'elle ne voulait pas prendre conscience de moi ce soir-là. Elle avait attaché ses cheveux, qui encadraient son visage pâle et mis un pull par-dessus sa robe de toile bleue. Je ne la trouvais pas très jolie comme ça, mais ne lui disait pas. Papa le faisait déjà assez, lorsqu'il pensait que j'étais au lit, mais après il lui disait beaucoup de je t'aime, si bien que je pense que ça ne la dérangeait pas vraiment. J'avais fini mes ravioles très vite, et il n'y en avait plus dans la casserole, alors elle m'avait donné les siennes. J'aurai préféré de la glace, mais ça non plus je ne le lui disais pas. Je lui donnai un bisou de bonne nuit, un peu plus rapide que d'habitude, et partis me coucher.
Ce fut la dernière fois que je vis Maman.
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Maman est morte une nuit de Juillet
Short Story"Je sens le tiraillement, timide, de ma vie qui se vide dans la mer, qui me tire vers le bord, qui m'allonge sur le sable, avec les vagues qui me caressent le visage et me chuchotent mon corps brûlé." Un soir de juillet. Il fait chaud, trop chaud. M...