Les âmes perdues de Little Innisvouls

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Encore deux heures à passer sur ce fichu rafiot. Au loin, les côtes escarpées du sud de l'Angleterre ne ressemblent déjà plus qu'à un amas informe de roches derrière lequel le soleil est en train de se coucher.

J'ignore pourquoi je regarde encore autour de moi. En dehors du capitaine occupé à tenir la barre, il n'y a pas âme qui vive. C'est que, pour reprendre les termes des marins qui m'ont invectivée au port : Little Innisvouls est une île maudite. Qui donc, en 1929, croit encore à ces balivernes ? Une chose est sûre, pas moi.

Une mouette me frôle le sommet du crâne dans un approximatif ballet aérien et je manque de laisser tomber mon carnet à l'eau. Pas sure que mon rédacteur en chef apprécierait d'apprendre que mes notes se sont noyées dans la Manche.

– Terre en vue !

Depuis sa cabine, le capitaine me fait de grands signes en direction d'un minuscule point à l'horizon. Je plisse les yeux. C'est donc là qu'est parti se perdre ce qui me sert de père ? Treize ans déjà qu'il parcourt la terre de long en large en tant qu'archéologue. Il lui aura pourtant fallu l'annonce officielle de mon mariage pour disparaitre soudainement de la circulation.

Après 27 ans de célibat et à une semaine seulement de la date fatidique, je ne laisserai pas ce vieux fou s'en tirer à si bon compte. Il allait me faire remonter cette allée, bras dessus bras de sous, que cela lui plaise ou non !

Je me penche soudain en arrière, évitant de justesse un mât.

– Attention à vot' tête m'dame Pivoine. Le vent vient d'tourner !

Sans blague ?

– Appelez-moi Pénélope. Et c'est encore mademoiselle !

**

Deux heures, plusieurs centaines de mètres à ramer et une paire d'escarpins massacrée plus tard, me voilà les pieds englués dans le sable de la petite plage de Little Innisvouls.

Une main bien serrée autour de l'anse de ma petite valise en carton rouge, l'autre crispée inutilement sur une carte des environs, je prends la direction du minuscule village de Trenoweth. Dix maisons, une église et seulement trente habitants. Si on me demandait de le décrire, pittoresque n'est pas le premier mot qui me viendrait à l'esprit.

Je m'engage dans l'allée qui mène au hameau, essayant d'ignorer la morsure du vent qui s'insinue sous mon manteau pourtant bien épais, et prends la direction de la sortie nord du village où se trouve (selon les indications qui m'ont été fournies) la seule et unique auberge du village.

Sur mon chemin, des portes claquent et des rideaux grisâtres ondulent derrière des fenêtres sales. L'endroit est franchement lugubre, et je comprends soudain mieux comment on peut prêter à cette île les plus terrifiantes histoires.

D'un geste vif, je glisse la main dans mon imper et en retire mon carnet. À la page réservée aux investigations sur mon père, je parcours mes quelques notes. D'après les dires de son confrère (lesquels furent appuyés par quelques témoins oculaires qui l'auraient aperçu du côté du port), Bartholomée Pivoine se serait rendu sur l'île de Little Innisvouls au matin du 19 janvier 1929. Il aurait évoqué la présence d'un manuscrit ancien... à moins qu'il ne s'agisse de ruines ?

J'ai à peine le temps de terminer ma relecture que je me retrouve nez à nez avec une vieille planche en bois sur laquelle des lettres peintes dans un rouge clinquant dégoulinent. « A-U-B-E-R-G-E ». Ils n'auraient pas pu faire plus éloquent, même s'ils l'avaient voulu.

Sous le poids de ma main, les gonds rouillés de l'épaisse porte d'entrée se mettent à grincer. Le vent qui me pousse dans le dos s'engouffre dans le petit hall d'entrée recouvert du sol au plafond d'un épais tapis rouge. J'éprouve les plus grandes difficultés à refermer la porte derrière moi. Un bruit de pages qui se tournent, un livre qui se referme, une serrure qui claque et soudain, c'est le calme plat.

Les âmes perdues de Little InnisvoulsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant