Trouver ses marques

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( Gabrielle)

C'est avec soulagement que je ferme la porte et m'adosse contre le panneau en bois.

Après m'avoir fait visiter le reste de l'appartement, Damian m'a attribué cette chambre, parmi toutes celles que contient cet appartement de dingue. Qui peut avoir besoin de tant d'espace, tout en vivant seul ? Puis tout à coup, je me remémore ses mots. Un Tentateur. Un démon chargé de détourner les âmes innocentes du droit chemin. Appuyant ma tête contre le bois de la porte, j'essaie de me remémorer mes cours d'Histoire des Royaumes.

Chez nous, il y a un ordre hiérarchique assez compliqué. Le Royaume Céleste est divisé en contrées, chacune régie par un Sénateur Céleste. Et chaque Sénateur a le loisir de faire appliquer ou non un culte parmi ceux qu'on appelle vulgairement "ceux d'en bas", c'est-à-dire les Humains. Certains sont plus mégalos que d'autres, certains s'en fichent, d'autres se retrouvent populaires du jour au lendemain... Ces Sénateurs en revanche ont une obligation: siéger au Parlement Divin. C'est là que sont prises les grandes décisions concernant la vie sur Terre.

Ensuite, il y a les Archanges. Ceux qui sont nés dans le Royaume. Puis les Anges, ceux qui ont gagné leurs Ailes en ayant une vie exemplaire durant leur vie humaine, et enfin les Âmes Heureuses, les gens qui ont mérité une place au Royaume.

Et de l'autre côté, il y a les Enfers. Royaume géré par mon très cher frère Lucifer, ainsi que ses comparses. Parce qu'au fil des siècles, dans chaque contrée il y a eu des incidents. Des dissidents ont fait le choix de venir rejoindre mon frère aîné ici. Cet endroit est le siège des démons, des damnés et de tous ceux qui n'ont absolument pas leur place chez nous. J'ai des notions assez floues de leur hiérarchie, parce que nous n'apprenons que le principal durant notre éducation: pour chaque Ange Gardien, il y a un Tentateur. Celui qui vous mettra des bâtons dans les roues. Celui qui poussera votre Humain à manger la dernière part de tarte sans se préoccuper des autres. Celui qui lui laissera croire que griller un feu rouge, ce n'est pas grand-chose. Ou, dans le cas de Damian, que la vie ne vaut la peine d'être vécue sans avoir testé toutes les positions du Kamasutra avec le premier venu.

J'aurais dû avoir la puce à l'oreille en entendant son prénom. Mais j'étais bien trop occupée à prier pour que Lucifer ne me fasse pas une leçon de morale de trois plombes. Damian... Un mètre quatre-vingts de pure masculinité qui pousse même la plus prude des bonnes sœurs à lui ouvrir ses bras. Et ses cuisses. Il fallait que je tombe sur le pire coureur de jupons des Enfers ! Chaque Ange gardien connaît Damian, au moins de réputation.

Parce que, malgré tout, nos relations entre les deux Royaumes ne sont pas si mauvaises que l'humanité tend à le croire. Chaque camp sait qu'il ne peut exister sans l'autre. Alors nous coexistons pacifiquement. Il faut dire que depuis que mon frère a claqué la porte de la maison pour briguer le poste de Roi des Enfers, la situation s'est largement améliorée. Notre Père a beau être le Sénateur le plus têtu du Royaume Céleste, il n'en reste pas moins un père, qui aime profondément ses enfants. Alors il entretient de bonnes relations avec Lucifer. Du moins, ils ne se font pas ouvertement la guerre. Par contre, lorsqu'il s'agit de récolter des Âmes, tous les coups ou presque sont permis.

Mon Père est un fervent partisan de la vie paisible sur Terre. Aussi, quand l'incident de la boite est arrivé, il est entré dans une colère folle. Il n'a jamais voulu écouter mes arguments. Mince, c'était à Pandore de veiller sur cette satanée boîte ! Pas à moi. Moi, j'étais bien trop occupée à chercher une solution pour éviter Elliot. Mon estomac se noue lorsque je pense à lui. Au moins, tant que je suis ici, je n'ai pas à réfléchir à la réponse qu'il attend avec impatience !

Après un dernier soupir, je détaille enfin la chambre qui va être la mienne pour les années à venir. Rien de bien folichon, mais je dois avouer que je ne manquerai pas d'espace. Reste que je vais devoir m'habituer à l'ambiance plutôt... déroutante. Des meubles en bois sombre, des tentures bordeaux et un immense lit à baldaquin. Quelque chose me dit que mon hôte n'a pas choisi de me donner la pièce la plus sobre. Respire, Gaby. Vu notre rencontre plutôt inhabituelle et surtout les sous-entendus qu'il multiplie depuis, j'imagine qu'il a dû trouver hilarant de me coller dans un décor à la Christian Grey. J'en ai la confirmation lorsque, en m'approchant du lit, je trouve posé sur la couette un petit sachet en velours noir, posé sur une enveloppe rouge. J'hésite une seconde. Après tout, je suis arrivée ici comme un cheveu sur la soupe alors... Mais pendant que je réfléchis, je vois mon prénom s'inscrire en lettres dorées sur l'enveloppe. Je lève les yeux au ciel, imaginant mon hôte guettant ma réaction dans un coin de son immense appartement luxueux. J'ouvre l'enveloppe et lis les quelques lignes manuscrites :

Amuse-toi bien Princesse Paillettes.

Si tu as besoin d'aide, je suis de l'autre côté du couloir.

Lorsque j'ouvre le petit sachet, j'en sors une bien étrange... bague ? Plutôt lourde, en acier et surmontée d'un saphir rose éclatant. La pierre, d'une qualité exceptionnelle, capture chaque rai de lumière et renvoie des myriades de petits reflets roses. Magnifique. Par contre, ce que je ne saisis pas, c'est la forme de la bague... Parce qu'à l'opposé de la pierre, l'acier forme une sorte de pommeau en olive. C'est cette partie qui déséquilibre tout le poids du bijou et qui le rend peu pratique à porter. Et en plus, l'anneau est trop grand pour mes doigts. Mais alors que j'admire une fois de plus la pierre, je vois du coin de l'œil quelques mots s'ajouter sur la lettre.

Bien tenté.

Mais ce n'est pas pour ton doigt.

Je vois que tu auras effectivement besoin que je t'explique une chose ou deux.

Il me faut quelques secondes pour comprendre l'allusion. Lorsque enfin la lumière se fait dans mon esprit, je m'empresse de remettre l'anneau dans son sachet, rouge de honte. Vexée au plus haut point, je regagne le couloir à grands pas. Mais au moment où j'ouvre la porte de la chambre, bien décidée à lui dire ma façon de penser, je le vois, effectivement bien présent dans la pièce face à ma chambre. Torse nu, un pantalon en toile noire qui lui tombe bas sur les hanches et les cheveux mouillés, il se tient dans l'encadrement d'une porte de chambre que je suppose être la sienne. Mon attention se porte immédiatement sur le dessin sombre qui couvre la moitié droite de son torse. Une grande figure encapuchonnée sur un bateau fait de crânes humains, voguant sur ce que j'imagine être le Styx. Charmant. Mais en même temps tellement ancré dans sa réalité. C'est sa voix qui me sort de ma contemplation :

— Quand t'auras fini de me mater, fais moi signe. J'ai pas toute la journée.

Son air amusé me donne encore plus envie de lui hurler dessus. Je ne me prive donc pas pour lui faire comprendre ma façon de penser, tout en essayant de rester calme.

— Bravo, Damian. Très subtil, ton pseudo-cadeau. Et sinon, ça t'arrive souvent d'espionner tes invités ?

Il se met à rire, s'appuyant contre le chambranle de la porte. Il croise les bras et, d'un air suffisant, se défend mollement.

— Je ne vois pas pourquoi tu crois que je t'espionne.

— Alors comment as-tu su que...

Jamais je ne lui ferai le plaisir d'avouer à haute voix ma méprise. Ses dents viennent mordiller sa lèvre inférieure pour retenir un sourire et il referme la porte de sa chambre en secouant la tête. Ai-je rêvé ou est-ce que je l'ai entendu marmonner que je suis "ennuyeusement prévisible" ?

Un point pour toi, Démon. Mais je vais lui prouver que je suis bien plus forte que ça, moi, à ce crétin imbu de sa personne.

Enfer et Tentations  [ Edité chez l'Abeille bleue ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant