Entre Chien et Loup

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« Mon gentil petit loup, me disait Maman, fais attention aux chasseurs. »

Je suis le seul survivant de sa deuxième portée. Ma sœur n'a pas été tuée par un chasseur, et je ne l'ai jamais connue. Elle est morte à la naissance. À cause de moi.

Ma mère ne m’a jamais parlé de sa tristesse, ni de son ressentiment. C’était une louve, de la pointe de ses oreilles grises, jusqu’au bout de ses pattes puissantes, prolongées par d’efficaces griffes. Une louve ne s’étend pas sur ces sujets.

En tête à tête, elle m'a appris l’existence de cinq frères et sœurs, provenant d'une portée précédente. En ce temps-là, elle faisait partie d'une grande meute, constituée de plusieurs familles. Après le décès de ma jumelle, lorsque les adultes m'ont rejeté, ma mère a décidé de les quitter. Elle m'a emmené avec elle au lieu de me tuer comme elle l’aurait dû. J’étais pourtant un loup défectueux.

Quelques années plus tard, elle a donné naissance à mes quatre frères cadets. Sa troisième et dernière portée. Malgré mes six ans, je vivais encore avec elle au moment de leur naissance. J’ai le vague souvenir des fourrures douces et chaudes, au milieu desquelles je m’endormais paisiblement. Je me rappelle confusément les petites dents pointues qui m'éraflaient les membres lorsque nous jouions. Je me remémore avec nostalgie ces longues journées d'été passées à la chasse ensemble. Puis à deux ans, une fois adultes, ils sont partis vivre de leur côté.

Je suis demeuré seul avec notre mère. Intégrer une autre meute a toujours été impossible. À cause de moi.

Mes cadets résultent d'une rencontre fortuite avec un loup solitaire, qui n’est resté avec ma mère que le temps d'une saison. Elle n'a pas été désemparée malgré son absence : excellente chasseuse, elle a toujours réussi à nourrir ses rejetons. Même un louveteau défectueux comme moi.

Seul, je suis resté auprès de Maman, avec de nouvelles questions, apparues avec le mâle de passage. Après son départ, seules les interrogations ont subsisté. Malgré mon insistance, elle ne m'a jamais parlé de mon père.

« Mon gentil petit loup, se contentait-elle de répondre, fais attention aux humains. »

Un jour d'automne, j’ai pris conscience de la portée de son avertissement.

Je devais avoir une dizaine d’années. Elle était devenue une vieille louve, alors depuis peu, j’étais seul responsable de rapporter notre pitance. Un lièvre plus coriace que la moyenne m’avait retenu loin d'elle longtemps. Je rentrais, satisfait de ma prise.

Puis ma journée a basculé.

J’ai senti les bruits. J’ai entendu les effluves. J’ai goûté les vibrations du sol. Le son discordant du métal essoufflé, tranchant comme des canines affamées. Les aboiements dissolus, incisifs comme l'effroi. Les empreintes des équidés, hennissements du destin. Enfin, les relents de la peur maternelle. Ma victime lâchée sans vie devant notre tanière vide. Ma course effrénée, l’esprit chancelant. Dans la confusion des sens, dans la dissociation de l’âme et du corps, un seul mot me venait...

Maman.

Mes pattes tremblantes m'ont mené jusqu’à une clairière, loin de chez nous. Dans un sursaut instinctif, elle s’était éloignée pour me protéger, comme elle l’avait toujours fait. Elle s’était mise en danger. À cause de moi.

J’ai découvert un tapis de feuilles, chacune maculée de larges taches d’une couleur qui différait du roux caractéristique de la saison.

Tout ce rouge !

Les cors devenus silencieux, les chevaux disparus, les canidés aussi, seules les pistes persistaient. En suivant ces traces, j’ai rattrapé les humains et leurs esclaves à quatre pattes. Les odeurs morbides sont devenues plus fortes, m’ont dissimulé du flair des chiens.

Tout ce rouge !

Les chasseurs dépeçaient leurs prises du jour avant de rentrer, ils pouvaient ainsi laisser les cadavres nus en bordure de forêt, pour qu'ils soient dévorés par les charognards, pour qu'ils pourrissent loin des habitations des hommes. Tout ça, j'en ai été témoin ce jour-là sans comprendre. L’enseignement ne viendrait que quelques années plus tard.

Quand j’ai aperçu une nappe de fourrure grise familière, mon cœur s’est arrêté, mon estomac a menacé de se retourner, mes yeux se sont brouillés.

Mon corps a basculé.

Lorsque j’ai rouvert les paupières, la lune était haute et ronde dans le ciel sombre. La cime des arbres frémissait dans les bruissements forestiers. De concert avec les chants de la nuit, j’ai tendu le cou vers ma compagne sélénite. Un grognement sorti de ma gorge s'est prolongé dans un hurlement désespéré. Ce soir-là, même la lune était rouge.

La soif m'a surpris le lendemain pendant que j’errais. Quelle que soit sa peine, un loup ne se laisse pas ainsi mourir, surtout s'il marche près d'une rivière. Je me suis penché vers la surface liquide pour boire. Parce que j'avais oublié de fermer les yeux, j’ai aperçu une figure bien connue. De rage, d'une main, j’ai brouillé le miroir de l’eau qui me renvoyait le visage haï. Ces traits humains qui étaient les miens. Qui pour toujours me rappelleraient tout ce rouge déversé à cause de moi.

J’ai toujours été un loup défectueux.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 30, 2021 ⏰

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