Rouge et haletante, Henriette arrive sur le perron du château. Là se trouve justement Madeleine, qui l'interpelle : « Vous semblez bien essoufflée, très chère Henriette ! Quel monstre pouvait bien vous poursuivre pour que vous couriez ainsi ? ». Henriette se précipite : « Mais rien, mon amie... Je... Je faisais simplement un peu d'exercice... ». Madeleine rit, dubitative : « Ah, fort bien ! Puissé-je avoir votre entrain ! ».
Henriette se tâte, puis avance : « Madeleine, connaissez-vous bien ce dénommé Joseph ? Ne le trouvez-vous pas... étrange ? ». Les yeux de Madeleine s'allument d'une lueur de curiosité : « Qu'entendez-vous par là ? ». « Je ne le sais pas bien », répond Henriette, hésitante, «je ne le connais pas depuis très longtemps, et pourtant je lui trouve de bien extravagantes manières... ». « Chère amie, vous devinez juste », chuchote Madeleine, « laissez-moi vous conter son histoire... ».
La jeune femme poursuit : « Quelques jours après nos noces, Albert m'a présentée à l'une de ses proches amies, appelons-la Mademoiselle de L. Une jeune femme plus que charmante, aux yeux luisants comme des émeraudes, à la taille fine et aux bras laiteux, aussi vive qu'intimidante : superbe, en somme. Voyant leur proximité, me voici embarrassée, presque envieuse, je prends aussitôt en grippe cette nouvelle connaissance. Pourtant, autant que je la crains, cette demoiselle me fascine, et je ne parviens à détacher mon regard de ses gestes graciles et assurés. Le soir, nous retrouvant seuls, je me confie à Albert : qui est cette fille ? Quels liens exactement les unissent ? Ai-je raison de me montrer jalouse ? Albert s'esclaffe et me rassure : la jeune femme en question préfère la compagnie des dames. Surprise, je fais mine de ne pas comprendre. Albert rit de plus belle et me propose de revoir cette personne le lendemain. La nuit passe et, au matin suivant, Albert m'annonce que nous allons chasser chez Mademoiselle de L. Nous faisons atteler notre voiture et nous rendons à la propriété. Là-bas, un groupe de jeunes gens nous attend, en habit de chasse. Aucune trace de Mademoiselle de L. Albert prend part à la chasse et je les suis. Peu friande de ces activités, je m'ennuie bien vite : seul l'un des cavaliers attire mon attention, plus preste, plus agile que les autres. La partie prend fin et, alors que ce beau cavalier ôte son couvre-chef, je reconnais l'ostensible chevelure blonde : Mademoiselle de L ! C'était elle, si bien travestie que nul n'aurait pu s'en douter. Je reste longtemps interdite : la délicate et mystérieuse demoiselle de la veille était, ce jour-là, un non moins charmant garçon. J'appris plus tard que celle que l'on connaissait le plus souvent sous le nom de Joséphine de L. avait pour habitude, lorsque l'envie lui prenait de se vêtir en homme, de se faire appeler Joseph. Et ce n'était pas là sa seule fantaisie. Apprêtée en fille ou en garçon, Mademoiselle de L. aimait à courtiser les personnes de son sexe. Aussi la découvrais-je tantôt en compagnie de princesses russes déchues, tantôt au bras de petites paysannes... ses cheveux longs remontés en chignon sous un chapeau de feutre ou tombant en cascade sur une robe de satin, selon son humeur. Voilà peut-être, très chère Henriette, ce qui vous a semblé si singulier chez notre ami Joseph : c'est une Joséphine. »