Chapitre 4- Ma bien drôle de mort

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Merde, je vais crever. Je ne peux plus bouger. Mon corps surnage dans une mare de sang et de sable boueux. J'aperçois aussi le vieux vétéran. Lui, il est en charpie. En voilà un bien triste spectacle...

Cinq bombes. Cinq bombes que j'ai réussi à désamorcer. Se louper sur la dernière, ce n'est vraiment pas de chance. C'était le risque à prendre. J'en suis satisfait, en fait. Partir, mais en sauvant de multiples vies. Une fin utile, digne d'un guerrier. Mon fils sera au moins fier de moi, peut-être, pour une fois. Ma fille me pleurera un peu, je pense.

J'ai froid. Ne me mettez pas de machin sur la tête. Je voudrais continuer de regarder un peu le ciel.

Il y a un souvenir confus qui me revient, dans le chaos de mes pensées qui s'étiolent et s'entremêlent.

" Mon Kirh... Qu'est-ce que tu me fais là ! C'est encore un peu tôt, tu ne crois pas ?"

Cette voix...

Ah, Jio'. Elle a toujours été une orque assez exigeante. Elle serait donc bien capable de me demander sans sourciller d'aller récupérer à cloche-pied mes morceaux qui traînent çà et là avant de retourner à la forge. Pas une question de mauvaise volonté, loin de là ! Seulement, avec un poumon et quelques autres de mes organes vitaux en moins, cela risque d'être un peu compliqué. Enfin, en faisant le tri avec les bouts du pauvre vétéran qui gît non loin de là. Un vrai jeu de puzzle, je pense !..

Il fait soudain un peu plus sombre, je ne ressens plus rien, mais je vois une légère lueur en face de moi, je soupçonne donc que les réjouissances continuent de l'autre côté. Pas plus mal, finalement. Car cela commençait à être ennuyeux de rester au sol, au milieu de tous ces grunts qui gueulent. Je m'entendais à peine penser. Et puis, les ténèbres autour de moi semblent particulièrement angoissantes, alors je n'ai vraiment pas envie de m'éterniser. Il me tarde de retrouver une ambiance familière et confortable.

"Ah, te voilà, vieux ronchon !..."

Quoi, c'est moi le vieux ronchon ? Non, mais elle va voir !

Très bien, il ne me reste donc plus qu'à préparer une remarque piquante à renvoyer dans le mille à mon épouse.

Mais alors que j'ouvre la bouche pour l'énoncer, une énorme bouffée d'air glacé vient déchirer ma cage thoracique (ou du moins ce qu'il était censé en rester). Je me mets à happer comme un fou, comme après une trop longue apnée. J'ai comme envie de fuir mon propre corps tant la douleur est insupportable. Parce que je comprends ce que cela veut dire. Et je ne veux pas revenir. La seule réaction qui émane de ma peau blême est un tremblement incessant. À tant chercher à bondir loin de mon cadavre, c'est mon buste tout entier qui se redresse d'un coup. Toujours avec cette respiration à grandes bouffées de forcené. Des bras de toute nature viennent alors retenir mon élan. Ma vision vacille. Ma tête oscille comme celle d'un pantin mal attaché.

"Du calme, Kirh, ça va aller !"

C'est du rochenoire. Voilà qui me semble plutôt rassurant. Serais-je chez moi ? Tout ceci n'était-il qu'un mauvais rêve, une difficile décuvée ? Ouais, le Rochenoire de tout à l'heure. Si ça se trouve, nous avons juste sympathisé et un peu trop picolé...Ou alors, les soigneurs d'Orgrimmar ont accompli le miracle de nous remettre sur pied ?...

Pendant un instant, je me calme, à défaut de vraiment cerner l'endroit où je me trouve. Il faut que je retrouve l'acuité de mes sens. Tout est glacial, avec une odeur de vieux sang, et d'os rongés par la putréfaction... Un haut-le-coeur me vient. Définitivement, non, je ne suis pas chez moi. Nulle part que je puisse reconnaître, d'ailleurs. Et puis cette voix que je viens d'entendre. Je me rends à présent compte que son timbre n'a rien de naturel non plus. Encore chancelant et incertain, je finis par discerner plus clairement les figures diligentes et calmes à mon chevet. Ils ont tous l'air bien pâle. Parmi celles-ci, je distingue enfin l'orc qui vient de m'adresser ces premiers mots accueillants. Ses traits sont tirés comme ceux d'une vieille carcasse laissée trop longtemps sur un lit de cendres, ses yeux sont livides, inexpressifs, et ses crocs sont secs comme le sont ceux des morts. Pour ce pauvre type qui a essayé d'être bienveillant, je n'ai donc qu'un hoquet de stupeur à répondre. Puis je me rends bien compte que tous ceux qui m'entourent et me sourient partagent ces horrifiantes caractéristiques physiques.

"Ne crie pas surtout."

Des cadavres, ce sont tous des cadavres qui parlent ! Ah, mais quelle horreur ! Comment réagir autrement que par un hurlement d'effroi dans de telles circonstances. Mes membres répondent à peine, mais d'une démarche hasardeuse, j'essaye de détaler le plus loin possible de tous ces monstres.

"Kirh, eh, reviens ici !"

Jamais de la vie. Ni de la mort, d'ailleurs.

Ma vision encore floue et diffuse ne me permet pas d'avancer aisément au milieu des colonnades et de ces squelettes putrides ambulants qui tentent vainement de m'intercepter. Même avec les membres rigides, je reste un champion de balle ovale, certaines choses ne changent pas, fort heureusement ! 

Sauf que je n'ai littéralement plus de souffle au bout d'une poignée de secondes, tout au plus. Je m'effondre au sol dans ce qui s'avère être un cul-de-sac. Piégé comme un rat, je me pelotonne, en espérant qu'aucune de ces créatures ne me trouvera. Évidemment qu'ils m'ont trouvé. Un orc avec un gros popotin, en boule au bout d'un couloir, ça se voit bien.

"Du calme, du calme. Cesse de courir comme ça. Il te faut encore du repos."

Une seule phrase rauque parvient à s'extirper de ma gorge :

" Ne me donnez pas d'ordre ! Et laissez-moi mourir, bande de malades !"

Brusquement, mon souffle se coupe. Un rot de sang noir parvient jusqu'à ma bouche, me provoquant une quinte de toux incontrôlable.

"Eh voilà, bien joué, champion !" Se moque quelqu'un dans l'assemblée.

L'orc hoche la tête dans ma direction, d'un air satisfait. Il s'approche pour me faire une frappe ferme mais amicale sur le sommet du crâne.

"Ca va passer. Bienvenue."

Mon interlocuteur prend ensuite congé, laissant place à toute une troupe de curieux qui se pressent autour de moi. Mon réflexe est de quitter ma posture de camouflage inefficace, et d'opter pour un mode plus dissuasif. Dos au mur, cherchant en même temps à me débarrasser de ce goudron organique infâme qui me noie la poitrine, je commence à grogner en faisant un geste vague de mes mains pour les tenir tous à distance.

"Dégagez !" Rugis-je à leur intention, quitte à ce que cela me crève un poumon.

D'un air amusé, ils répètent tous ce geste à l'unisson, avec de grands éclats de rire et d'applaudissements. Je n'ai jamais vu une scène aussi effroyable de toute ma vie.

"Quelle force de caractère ! Il me plaît déjà beaucoup !"

Lorsque ma poitrine cesse de s'agiter dans tous les sens, à bout de forces, je me laisse retomber au sol, demeurant prostré et hagard. Brisé.

Les "bienvenue", les "bonjour", les "j'ai beaucoup entendu parler de vous" s'enchaînent. Toutes ces voix bourdonnent encore, tandis qu'une clameur grêle retentit brusquement, faisant résonner toute la structure et ma propre poitrine encore douloureuse.

" Un grand héros de Draenor et d'Azeroth nous a rejoint aujourd'hui, faites-lui bon accueil!"

Je ne comprends rien. C'est un cauchemar, je vais me réveiller. Un cauchemar, c'est ça ! Si je ferme les yeux, je vais me rendormir et quitter cet endroit atroce, glacial et puant.

*

Ah, bien non, en fait. Merde.

Sur les Chemins des Terres d'Ombres - IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant