Partie 1 : L'Arche - Chapitre 2

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— Tu es prête ? lança Pearl depuis l'extérieur de la toile.

— Oui, attend ! répondit Isis.

La jeune fille se dévisageait dans un morceau de miroir brisé, prêt du pot d'eau qui leur servait d'évier. Serait-elle à la hauteur ? Pouvait-elle réussir là où son propre père avait échoué ? Ses doigts étaient parcourus par des milliers de fourmillements. Ses yeux sombres la perçaient à jour : elle, la petite miséreuse des Extrémités pouvait-elle rivaliser avec les nobles du Port ? Deux mains à la peau terreuse se posèrent sur ses épaules.

— Tu en es capable, asséna sa mère. Mets-toi ça dans le crâne.

La pression qui montait en Isis s'allégea aussitôt. Elle inspira profondément pour détendre ses muscles crispés et hocha la tête, secouant sa crinière frisée dans les narines de Pearl.

— Allons-y, le chemin est plus long quand on n'emprunte pas une barque, poursuivit sa mère d'un ton amusé.

Les deux femmes quittèrent leur pan de toile et s'engagèrent sur les voies communes. À pied, le trajet restait périlleux. Isis devait prendre garde à ce que sa cheville ne se coince pas dans les cordes qui retenaient les radeaux entre eux, tout en gardant l'équilibre lorsque les vagues secouaient la structure. Plus elles avançaient vers le centre de l'Arche, plus la progression fut aisée avec des embarcations plus larges où poser le pied. De radeaux aux barques puis aux voiliers, elles finirent par arriver au Port, l'endroit où les plus gros shyrlas se fixaient et stabilisaient l'ensemble de l'Arche. Le creux dans l'estomac d'Isis revenait à mesure que sa mère et elle s'approchaient du navire de l'épreuve. Une foule monumentale s'étirait et elles durent jouer des coudes pour parvenir au guichet d'enregistrement. Le jour se levait à peine et mordorait les flots autour du shyrla. Sa coque d'argent chatoyait de mille feux et ses trois mats brillants s'élevaient fiers et droits vers les nuages amoncelés. Les voiles tissées du même métal claquaient au vent, rappelant que l'Arche était toujours en mouvement, quoiqu'il arrive.

— Papiers, âge, dot, marmonna l'homme quand ce fut leur tour.

Pearl obtempéra et déposa une bourse sur le comptoir. Isis se renfrogna, le poids qui pesait sur ses épaules était revenu. Sa mère dépensait toutes ses économies en pariant sur sa réussite. Elle ne pouvait pas échouer. Impossible. L'homme saisit le tissu du bout des doigts, reniflant son mépris, et s'assura de la présence de la somme exacte avant d'inscrire le nom d'Isis sur sa liste.

— Attendez-là, conclut le secrétaire en désignant un endroit d'un vague geste de la main.

Isis découvrit où elle devrait patienter le temps que le soleil se lève. L'injustice vrilla ses tempes. Les plus aisés des Ventiens pouvaient s'enregistrer des jours avant et devaient encore dormir sur leurs deux oreilles.

Isis n'aurait pas d'autre chance. Si la jeune fille échouait, sa mère et elle ne pourraient jamais réunir une nouvelle dot avant qu'elle ne dépasse l'âge limite. Pearl s'assit à ses côtés, sur un caisson de bois. Isis serra dans sa paume ses doigts engourdis par la pression qui montait à mesure que la foule de spectateurs grandissait. Isis tourna le bracelet du serpent autour de son poignet, comme si son père pouvait lui apporter du courage à distance. Des percussions commencèrent à retentirent tout autour d'elles, tandis que la procession de l'équipage qui les accueillait s'avançait. Les noms des participants furent ensuite énoncés et la jeune fille gravit le ponton. Sa mère lui adressa un signe de la main du bord, mais Isis se contenta d'un hochement de tête. Les nobles n'avaient pas besoin de soutien, elle non plus. Elle fixa ses pieds sur les panneaux lustrés, rejoignant bientôt le pont et les autres jeunes gens. La jeune fille chercha alors discrètement sa mère dans la foule tandis que l'embarquement se finissait, mais n'en vit plus aucune trace. Elle était retournée travailler, sans attendre son départ.

Droite dans la ligne des participants, Isis observa le plancher brillant d'argent, n'osant croiser le regard de l'équipage qui manœuvrait devant elle. Le shyrla se mut lentement et s'extirpa de l'Arche, fendant les esquifs par une magie qui échappait à Isis. Serait-elle à bord du prochain, en route vers son brevet de navigation ? Oui, si elle parvenait à attraper ne serait-ce qu'une plume. Une seule plume.

— Tournez-vous ! clama une voix autoritaire.

Une femme de haute stature se tenait debout sur la lisse, en équilibre dangereux entre pont et mer. Isis écarquilla les yeux devant tant d'agilité.

— Les règles sont simples ! continua-t-elle. Vous sauterez d'ici et...

Isis découvrit une mince planche de bois. Celle-ci était située à l'autre bout du shyrla, ouvrant sur le vide. La jeune fille comprit amèrement que les premiers inscrits possédaient également la primeur de l'épreuve.

— ... grimperez sur le Chimmylatishka ! Vous devez récupérer une plume, une seule suffit, et avoir le droit de prétendre à une formation ! En place !

Ce fut la cohue. Isis joua des coudes, n'hésitant pas à marcher sur des orteils nus pour se glisser le plus près possible de la planche. Elle ne pouvait pas échouer. Elle ne le devait pas !

Une immense volute blanche emplit alors le ciel. Des murmures d'ébahissement retentirent autour d'elle et Isis se rendit compte qu'elle était aussi bouche bée devant la Chimère des Nuages.

Elle est énorme !

Un mince bec doré illuminait le visage aérien de la créature couverte de plumes immaculées. Sa longue queue reptilienne fendit les airs alors qu'elle ouvrait ses ailes pour effectuer une large cabriole avant de se positionner près de la planche. Un cri les salua, la plupart des participants poussèrent des vivats en retour, pris d'une euphorie contagieuse à la vue de cette déesse.

— À mon signal !

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— À mon signal !

Le signal, quel signal ?

Toute à son admiration, Isis n'avait pas été assez attentive aux règles. Quelqu'un remarqua sa panique et des rires moqueurs retentirent autour d'elle.

— Pauvre fille... rien qu'à voir tes vêtements... tu n'es pas à ta place.

Un long trille mélodieux s'échappa de la gorge de la femme, provoquant le départ. Isis se précipita à leur suite, maudissant son temps de réaction qui lui avait fait perdre de précieuses secondes.

Un mollet lui barra la route et Isis trébucha.

Non !

La Plume d'IsisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant