La Plume d'Isis

Partie 1 : L'Arche - Chapitre 3

Isis basculait. Rien ne pouvait lui éviter la chute. Son avenir s'écroulait avec elle. Les vagues l'entourèrent vivement. Le froid de l'eau la prit à la gorge et elle dut se débattre pour revenir à la surface. Son cœur palpitait : qui l'avait fait tomber ? Pourquoi le destin s'acharnait-il sur elle ? Isis agrippa les barreaux de l'échelle de corde pour regagner le pont. Le Chimmylatishka effectuait des cercles autour du shyrla, elle devait trouver l'occasion d'y monter. Concentrée, elle fit abstraction des bruits de lutte et des premiers vivats de réussite.

Pieds parqués en position préparatoire au bord de la planche, Isis guettait les vas et viens de la Chimère. Dès que la créature passa assez près d'elle, la jeune fille bondit, sans personne cette fois-ci pour la faire trébucher. Ses doigts s'agrippèrent aux multiples plumes et elle sentit son corps suivre la courbe de vol.

Isis assura sa prise sur le Chimmylatishka et chercha un moyen de caler ses jambes. Elle devait dénicher sa plume, l'unique qui réagirait à elle et accepterait de se détacher de la déesse pour la servir. Elle devait avoir les mains libres pour cela, mais les mouvements de la Chimère étaient imprévisibles pour se risquer à évoluer sans garantie.

— Pousse-toi ! cria quelqu'un derrière elle.

Mais Isis n'avait pas encore trouvé de position stable.

— Attends ! répondit-elle.

— Pousse-toi, j'ai dit ! hurla le jeune garçon.

Ce dernier l'attrapa par les cheveux et la dégagea de son chemin. Isis lâcha prise pour l'en empêcher, mais perdit son équilibre et chuta sous le rire goguenard de son adversaire.

L'eau l'accueillit à nouveau. Isis nagea rageusement jusqu'au shyrla et gravit une fois de plus l'échelle de corde. Elle était humidifiée et rendue glissante par les allées et venues : son ascension fut plus lente que la première fois. Elle reprit position sur la planche, le regard dur, empli d'une colère qui montait à l'idée d'échouer. Son saut fut réussi, mais le Chimmylatishka effectua un virage juste au moment où Isis allait l'attraper. Ses doigts effleurèrent à peine les plumes blanches et elle retomba dans l'océan.

Tarbuk puant ! J'en ai assez !

Isis grimpa encore et se prépara à s'élancer. Cette fois-ci serait la bonne. Elle parviendrait à repérer sa plume, tentait-elle de se convaincre. Ce dernier saut réussit. La jeune fille s'agrippa avec aisance et se plaça au centre de la Chimère. Si quelqu'un s'avisait encore de la pousser, elle ne tomberait pas de sitôt.

Isis effleura des doigts le doux plumage, mais rien ne se passa. Durant de longues minutes, elle parcourut le dos de la créature avec précaution, cherchant une luminosité, une brillance, n'importe quoi. Quand soudain, une lueur attira son attention.

Isis se dirigea rapidement vers elle, le cœur palpitant. Mais la plume était déjà tenue par une jeune fille qui, étrangement, ne souriait pas de sa victoire. Au lieu de sauter pour rejoindre le shyrla, elle fixait son gain sous l'œil d'Isis pour qui ses chances de réussir s'envolaient à toute vitesse. La Chimère effectua un nouveau virage les propulsant toutes les deux dans le ciel. Isis tomba encore dans l'eau alors que l'autre jeune fille avait atterri sur le navire.

Isis grimpa à nouveau sur le pont, mais ses espoirs disparurent totalement avec le Chimmylatishka qui s'éloignait à l'horizon, ne laissant qu'un point blanc. Les yeux d'Isis glissèrent sur la jeune fille. Elle était inconsciente. Son visage angélique semblait dormir. Ses tresses brunes reposaient, inertes. Entre ses doigts, la plume brillait toujours, d'une lumière puissante. Personne n'avait vu leur chute, accaparée par leur propre réussite ou échec. Isis s'approcha de la jeune fille, cherchant à analyser si elle était gravement blessée. Elle respirait toujours, aucun saignement ni plaie apparents. Seul le choc semblait l'avoir malmenée.

Isis profita de sa proximité pour détailler la plume d'un blanc immaculé. Deux petites pointes dorées étaient apposées à l'extrémité des brins.

— Magnifique, souffla-t-elle.

Elle tendit sa main vers la plume, dirigée par une volonté profonde, obnubilée par son éclat. Prise d'un doute, Isis jeta un coup d'œil alentour : personne ne les regardait. L'occasion paraissait trop belle. Elle extirpa la plume des doigts de la blessée et s'en empara. La clef de sa réussite ! Demain, elle embarquerait à bord du shyrla pour débuter sa formation. Mais quelque chose d'autre en elle l'empêchait de totalement se réjouir.

Isis se mordilla les lèvres : elle était en train de prendre sa place. Mieux valait éviter de la réveiller, en espérant qu'on finirait bien par s'en apercevoir. Détournant le regard pour ne pas s'approfondir sur le sentiment désagréable qui montait en elle, Isis quitta les lieux rapidement avant que quelqu'un ne s'avise de sa présence. Elle rejoignit la queue pour s'inscrire et prouver sa réussite. Ses doigts se serrèrent sur sa plume et Isis ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d'œil derrière elle.

— Alizée ! cria un jeune homme en courant vers la fille abandonnée.

Un poids délaissa les épaules d'Isis, ce n'était plus de son ressort. Elle garda ses yeux résolument fixés devant elle pour que personne ne l'associe avec cette Alizée et la plume qu'elle conservait précieusement.

— Nom, prénom, âge, énuméra la femme qui enregistrait les gagnants.

Isis mit un temps de retard à comprendre qu'on s'adressait à elle. Elle s'avança devant la petite table et tendit sa plume pour prouver sa bonne foi, avec un malaise grandissant. Et si on s'apercevait de la supercherie ? Et si quelqu'un se rendait compte que cette plume n'était pas vraiment la sienne ? Retenant son souffle, Isis eut de la peine à répondre à cette simple formalité.

— Isis Atkinson, seize ans.

La femme leva à peine le nez vers elle et attrapa un des nombreux colliers qui jonchait son bureau. Elle se saisit de la plume et Isis crut qu'elle allait défaillir. Pourquoi la lui prenait-elle ? Elle en avait besoin pour monter à bord ! La jeune fille serra les dents, contenant ses inquiétudes qui ne pourraient que la trahir. Mais la secrétaire se contenta de fixer la plume dans le pendentif avant de lui rendre.

— Suivant, énonça-t-elle pour tout commentaire.

Isis s'empara de son bien comme une échouée à son radeau. Elle se rendit compte qu'elle était essoufflée d'avoir retenu sa respiration durant tout ce temps. Isis inspira profondément avant de passer le collier à son cou et de glisser la plume sous sa chemise de toile rêche. Elle s'apprêtait à descendre du pont, déjà amarré au quai de l'Arche quand on l'invectiva.

— Poussez-vous ! proféra le jeune homme de tout à l'heure.

Il soutenait Alizée sous les aisselles et l'aidait à avancer. Si la jeune fille semblait éteinte, voire sonnée, le regard du jeune homme marqua Isis. C'était le même regard qu'elle s'adressait le soir dans son miroir brisé en jurant d'y arriver. Isis passa la main sur sa plume, sentant sa douceur sur son torse. Là, l'histoire de cette fille ne la concernait plus.