Je sais parfaitement ce que vous vous dites. Je pourrais presque entendre vos voix résonner dans ma tête. Je peux même vous dire qu'il y a deux écoles, bien distinctes. Ceux - ou plutôt celles - qui vont tomber en pâmoison devant cette photo. Qui vont immédiatement rêver à ce qui se cache sous la veste, qui vont fantasmer sur mes muscles et mes tatouages, voire ma notoriété relative, avec l'espoir secret de devenir celle qui saura dompter le monstre d'égoïsme que je suis. Et il y a les autres. Ceux qui sauront chercher le détail. Ces personnes qui savent déchiffrer ce que la photo ne dit pas. Ces derniers sauront instinctivement lire dans mon regard et resteront loin. Très loin. Pour le salut de leur âme. Et vous, où vous situez-vous ?
J'observe le liquide sombre tournoyant dans le fond de mon verre, comme hypnotisé par le ballet des petites bulles qui dansent sur la surface agitée par les mouvements de mon poignet. Mon cerveau s'est totalement déconnecté de la logorrhée verbale de la jolie blonde assise face à moi. Cette dernière, concentrée sur son récit, ne semble même pas remarquer que j'ai décroché depuis cinq bonnes minutes. Merde, Scott, donne au moins le change le temps d'une soirée. Lorsque mes yeux se posent à nouveau sur le visage de ma compagne du jour, je ne peux retenir un demi-sourire. Le volume sonore de sa voix nasillarde diminue au fur et à mesure que le coin de ma bouche se relève. Joueur, je décide de tester ses limites. Je passe négligemment mon index sur ma lèvre inférieure avant de reposer mon verre. Je me penche alors un peu en avant, les avant-bras appuyés sur le bord de la table pour lui souffler :
— Et si on demandait l'addition ?
La belle bafouille quelques onomatopées avant de hocher la tête avec un grand sourire. Trop facile.
Je lève la main pour attirer l'attention du gringalet à lunettes en charge de notre table. Il accourt, manquant presque de trébucher sur le sac d'une autre cliente qui le fusille du regard. Mais j'imagine qu'il n'en a que faire. Sac Chanel ou pas, lui, tout ce qu'il veut, c'est s'assurer que je ne manque de rien. Un client satisfait est synonyme de pourboire. Et dans ce type d'établissement, on ne laisse pas de menue monnaie. Promptement, il nous apporte la note, sans faire de réflexion sur mon assiette laissée intacte ou la salade à moitié mangée de ma compagne. D'ailleurs, je réalise que je ne me souviens même plus de son prénom. Un truc à la mode, je crois. Lilou ? Lili ? Peu importe. Elle se dandine sur sa chaise, impatiente, tandis que j'affiche un masque d'indifférence non feinte. Pourquoi trépigner ? Je sais parfaitement comment mener la danse. Je connais chaque mouvement, chaque geste. Je maîtrise mon sujet à la perfection. Lorsque je tends ma black card au jeunot sans même regarder l'addition, les joues de la blonde s'empourprent. Ah, l'appel de l'argent. Les siècles passent, mais la nature humaine, elle, ne change pas.
Je me lève de ma chaise sans me presser, puis rajuste les pans de ma veste. Comme convenu, je glisse un billet bleu pour le serveur et tend ma main gauche à ma belle. Elle me suit sans dire un mot, mais tout en elle trahit son impatience. Sa main est à peine moite, sa respiration un brin plus rapide et son rythme cardiaque s'accélère imperceptiblement. Quand nous passons la porte du restaurant, je la sens frissonner, saisie par la différence de température entre la chaleur confortable du trois étoiles et la nuit froide d'un mois de décembre parisien. J'imagine qu'un gentleman lui proposerait sa veste. Mais je ne suis pas de ce type là. Je me fiche un peu de son confort. A peine avons-nous fait deux pas que le voiturier s'arrête le long du trottoir, à un mètre de nous. Avec l'expression d'un gamin au matin de Noël, il me tend mes clés avec un petit geste de la tête.
— Merci, Kévin. Alors ?
— Une merveille. Comme toutes vos voitures, monsieur.
J'aime bien ce gosse. Il doit avoir quoi, vingt et un, vingt-deux ans ? Chaque fois que je viens, il s'extasie en silence devant mes joujous. Je ne dois pas être le seul à venir en voiture de luxe. Mais comme chaque fois je le laisse faire un petit tour, il attend mes visites avec impatience. Il est toujours sympathique, professionnel. Pourtant, il doit bien remarquer le rythme effréné auquel j'enchaine les conquêtes. Or, il ne laisse rien paraître et ne commet jamais d'impair.
VOUS LISEZ
Dirty Secrets [Edité chez &H]
RomanceScott et Andrea ont beaucoup de choses en commun. Une carrière exemplaire, une famille aimante et l'avenir devant eux. En apparence. Parce que Scott brûle la vie par les deux bouts sans vouloir penser aux conséquences, préférant fuir son passé. Pa...