Jonathan ne se lance pas. Il n'ose pas, à honte et ne me jette pas un regard. Il triture ses doigts et les tort dans tous les sens, comme s'il était un invertébré. Je ne savais même pas que physiquement, il était possible d'atteindre de telles positions.
- Jonathan ?
- Je suis désolé, c'est une situation qui n'est pas évidente.
- Prends ton temps. Je resterai autant qu'il le faut.
Il hoche la tête, inspire plusieurs fois bruyamment avant de prendre son courage à deux mains.
- Tu te souviens du carnaval auquel on est allés quand on avait douze ans ?
- Non, excuse moi, c'était il y a trop longtemps.
- J'étais habillé en coccinelle, toi en danseuse de salsa. Papa et maman ont une photo de cette journée encadrée sur la cheminée.
Je visualise notre salon, l'applique en bois au dessus de la cheminée et, à travers mon esprit embrumé, distingue un cadre avec ce cliché.
- Ça me revient doucement.
- À un moment, tu es partie jouer avec tes copines et papa et maman sont rentrés à la maison. Je suis resté tout seul. J'ai observé attentivement les gens qui étaient dans la cour de récréation. Aucun ne semblait remarquer ma présence. J'ai décidé d'attendre encore et encore que quelqu'un vienne me chercher, vienne me montrer que j'existait. Ça n'est jamais arrivé.
Je ressens quelle solitude il a pu éprouver ce jour-là et je m'en veux de ne pas l'avoir pris par la main pour passer du temps avec lui. A cet âge là, je ne savais pas que ça le touchait. Pourtant, maintenant que je suis en train de comprendre que cet événement à été le prologue à sa descente aux enfers, mon coeur se serre d'une manière douloureuse et laisse une sensation désagréable dans mon ventre.
- J'ai décidé d'aller vers les autres. J'ai rejoint le groupe de garçons qui étaient dans ma classe à cette époque là. Quand ils m'ont vu arriver, ils ont rigolé, m'ont légèrement poussé pour se moquer de moi. Il ont tenus des propos...immondes. Nous n'avions que douze ans, mais ils m'ont dit que je voulais ressembler à une fille, que je n'étais pas un vrai garçon, que je ne méritais pas de traîner avec eux, comme si l'habit définissait le genre. Ce n'était qu'un costume de coccinelle.
- C'était des bêtises Jonathan, et nous étions très jeunes. Ce n'est pas grave.
- Phoebe, nous sommes restés avec les mêmes personnes dans nos classes jusqu'à l'année dernière. Après ce jour-là, après le carnaval, ils m'insultaient sans arrêt, de pédale, de pédé. À douze ans. Est-ce que tu te rends compte ? D'une part de l'éducation des ces gens-là et des conséquences psychologiques que ça a pu entraîner chez moi ? J'y pensais en permanence, comme un vieux disque rayé.
- Jonathan... je sais qu'il y a des phases plus compliquées que d'autres dans la vie et que tu as plutôt mal vécu ton adolescence, mais il ne faut pas que tu mettes fin à tes jours parce qu'une bande de jeunes idiots a un jour décidé de faire de toi leur bouc émissaire. C'est du passé.
- Non, ce n'est pas du passé. Quand ils te répètent pendant sept ans que tu n'es pas digne d'avoir d'aussi bons parents, une aussi bonne soeur, quand il te répètent que tu es un looser et que tu n'arriveras à rien dans la vie, ça reste ancré, comme un ostinato dans une musique qui ne connaît jamais de fin. Tu ne peux pas faire l'impasse sur sept années de harcèlement moral, surtout à la période de l'adolescence. C'est une période formatrice, dans laquelle tu es censé apprendre à t'accepter, à te comprendre, à comprendre ton corps, tes pensées. La seule chose que j'ai retenu est que je suis un gay refoulé qui « refuse de baiser parce qu'il est complexé par sa petite bite ». Tous les jours Phoebe, tous les jours pendant sept ans. Par messages, en face, alors qu'ils me plaquaient en me tenant par le col contre la paroi des toilettes, qu'ils me forçaient à faire leurs lacets, qu'ils me forçaient à les implorer. Je ne pourrais jamais oublier ça
Je me sens horriblement mal, autant de ne rien avoir remarqué que d'imaginer ce par quoi il est passé. Quand je pense qu'à moi, le lycée me manque.
- Pourquoi tu ne m'en as jamais parlé ? Tu sais que j'aurais été là pour toi. Et papa et...
- Ils ne sont pas au courant. Après la perte de Lili, ils étaient trop dévastés. Ils faisaient tellement plus attention à nous, ils s'inquiétaient tellement du fait qu'on soit heureux que je ne pouvais pas leur dire que leurs efforts étaient inutiles et voués à l'échec. Ils ne méritaient pas ça.
- Toi non plus.
Ma voix monte dans les tours.
- Ne crie pas, ce n'est pas le but de notre discussion.
Je ne peux pas me retenir. Je finis même par me lever et par serrer les poings.
- Si, je crie ! Je crie parce que j'aurais pu être là pour toi, j'aurais pu te protéger ! Peut-être même que j'aurais pu faire en sorte que cette situation n'arrive jamais ! Pourtant, je ne me suis rendue compte de rien ! Même quand tu ne voulais pas venir, que tu pleurais et que tu restais couché pour ne pas étudier, je n'ai rien remarqué. C'était mon rôle, pourtant. Je ne comprends pas ce que j'ai fait de travers.
A l'intérieur de moi, c'est un bazar qui n'a pas de nom. Je suis aussi énervée que triste. Jonathan lui, arbore un regard impassible, duquel ne ressort plus aucun signe de faiblesse, comme si la pensée de mort qui l'habitait gommait toute sa tristesse. Comme si elle lui susurrait : « Ne t'en fait pas, tout sera bientôt fini. »
- Je ne comprendrai jamais pourquoi tu te stigmatises sans arrêt. Tout n'est pas toujours de ta faute, Phoebe. Il faut que tu réussisses à te détacher de cette pensée que tout foire à cause de toi chaque fois que tu fais un mouvement de travers. Tu aurais pu être là, c'est vrai ! Mais tu ne l'as pas été, et tu sais pourquoi ?
- Non, je ne sais pas.
Je pleure en même temps que je parle.
- Parce que je ne t'ai jamais laissé l'être. Je ne voulais pas t'en parler, je ne voulais pas que tu t'inquiètes et je ne voulais surtout pas que tu croies, comme tu es en train de le faire, que c'était d'une manière ou d'une autre ta faute. Tu fais parfois de mauvaises choses, comme tout le monde, des erreurs, mais tu es une bonne personne. Tu ne fais pas toujours tout foirer. Si il y en a qui doivent se reprocher ce qui est arrivé, ce sont ces garçons, d'accord ?
- Oui...c'est juste que je n'arrête pas de penser à la manière dont la situation aurait évoluée si je l'avais su plus tôt.
- Arrête ! Tu ne pourras pas revenir en arrière alors ce n'est que du temps perdu. Laisse le passé appartenir au passé. C'est l'unique moyen d'avancer.
- Faites ce que je dis mais pas ce que je fais...
Jonathan me lance un regard accusateur. Je me racle la gorge, gênée, et envoie discrètement un message à Martin en lui disant que nous ne rentrerions pas de suite.
- Tu sais très bien que nos situations n'ont rien à voir. Réfléchis Phoebe. Ce que j'ai vécu a été régulier, ça s'est ancré en moi, c'est devenu une partie de mon identité. Tes remords ne seront que passagers. Une fois que tout sera fini, tu ne te souviendras plus de rien. Le temps fera son travail et tout ce qui te fais mal, tout ce que tu crois qui te fait mal s'en ira loin de toi. Fais moi confiance.
Un coup de vent balaye ses initiales que je venais d'inscrire dans le sable, comme une prémonition. Un frisson me glace sur place. Il va mourir. Ce n'est pas comme si je n'avais pas encore saisi l'idée, mais je n'arrive pas à m'y faire.
- Regarde ça quand je ne serai plus avec toi.
Il me tend une cassette, du genre de celles qu'on passait il y a des dizaines d'années.
- C'est quoi ?
- Nous.
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Si Tu Veux Que Je Reste En Vie
Teen FictionPerdue dans une petite ville d'Angleterre, Phoebe, une jeune fleuriste, reçoit une lettre anonyme. Un appel à l'aide ? Une lettre de suicide ? Tout peut être vu différemment selon les points de vue. Pourtant, sur le papier, cette lettre a toutes les...