II - MASHA.

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Ce ne fut que lorsqu'elle referma la porte derrière elle que Masha s'autorisa à respirer. Toute la journée, elle avait retenu son souffle. Elle avait rasé les murs et baissé les yeux, tâchant de se fondre sur le gris des murs et des uniformes. Toute la journée, sa sacoche lui avait labouré l'épaule, comme si l'enveloppe qu'elle avait glissé entre deux pages de son manuel de chimie l'avait alourdie d'une dizaine de kilos. C'était idiot, elle le savait parfaitement. Elle avait tenté de calculer la masse de l'enveloppe pour se calmer mais elle n'était même pas parvenue à se rappeler des formules les plus élémentaires et s'était ridiculisée devant tout l'amphithéâtre de physique lorsque le kamrad en charge du cours l'avait interrogé sur les corps célestes.

Mais elle était là.

Elle y était parvenue.

Elle avait l'enveloppe et elle était saine et sauve, dans sa chambre.

Lentement, elle se décolla de la porte et enjamba plusieurs piles de manuels de chimie qu'elle aurait déjà dû rendre à la Bibliotek depuis des mois pour atteindre son bureau. C'était une misérable planche posée sur deux tréteaux qu'elle avait récupéré lorsque l'une de ses camarades de couloir avait été normalisée, un peu plus tôt dans l'année. Sur le coin gauche, en bas, on avait gravé une petite plume.

Masha posa sa sacoche sur le bureau encombré d'un samovar qui avait connu des jours meilleurs et de plusieurs cahiers, tous griffonnés de la même écriture serrée, et inspira brutalement. Une fois qu'elle aurait tiré l'enveloppe de sa cachette, il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Lentement, elle glissa sa main au fond de sa sacoche, ses doigts rencontrant les coins écornés de ses manuels, glissant sur le papier pour reconnaître l'endroit où l'enveloppe dépassait de quelques centimètres. Son coeur se mit à cogner. Pas de retour possible. D'un geste sec, comme si elle s'attendait à ce que l'enveloppe lui éclate entre les doigts comme un feu d'artifice, elle la sortit du livre et la posa sur le bureau. Pas d'explosion. Juste le silence de sa chambre et la sensation - non, la certitude - de commettre un acte d'une gravité absolue. C'était une enveloppe pourtant banale, grise, épaisse. Masha se pencha au-dessus. C'était comme regarder une flamme, comme sentir la tempête arriver. Fascinant. Paralysant.

Elle se demanda comment Hektor avait bien pu se la procurer. Avait-il chargé de faire le sale boulot à sa place ? Ou bien avait-il pris personnellement le risque d'aller fouiller dans les placards de son père ?

Elle eut un rire silencieux qui lui secoua les épaules. Les Manteaux-Gris danseraient la polka sur le toit de la Bibliotek avant qu'Hektor ne se découvre du courage.

Elle ne valait pas mieux que lui.

Elle se mordit l'intérieur de la joue et chassa Hektor de ses pensées. Il s'y était déjà promené plus qu'il ne l'aurait dû. De la brume il était venu, à la brume elle le renvoyait, et de nouveau, elle était seule face à l'enveloppe qu'elle n'avait toujours pas ouverte.

Un mouvement attira son regard : c'était son reflet déformé sur le fer poli du samovar. Trop de fois, elle avait oublié de réduire le feu et faisait déborder l'eau bouillante qui ruisselait sur le métal brûlant. Des croûtes de rouille encrassaient le couvercle. Et combien de fois avait-elle bu son thé froid et amer, des heures après l'avoir préparé ? Masha jaugea l'image que lui renvoyait le samovar malmené. Plus que ses cheveux en bataille qui dépassaient à peine du bonnet qu'elle portait encore enfoncé jusqu'aux oreilles ou ses yeux cernés de mauve, c'était la désagréable sensation de constater qu'elle n'était pas en meilleur état que sa vieille théière qui lui faisait pincer les lèvres. Elle aussi, elle était abîmée. Ternie.

La lettre l'attendait toujours. Masha y revint prudemment. Avec autant de précaution que si elle s'approchait d'une flamme, elle saisit la missive et la décacheta, les mains tremblantes. Est-ce qu'elle les voulait vraiment, ces réponses ? Sept ans, et la vérité ne tenait qu'à cette feuille de papier. Sept ans de vide. Et maintenant, elle avait le vertige ? Non. Si cette lettre ne lui apportait qu'un gouffre sans fond, alors tant pis. Elle sautait. Elle n'avait pas d'autre choix.

D'OR ET DE PLOMB.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant