I - MASHA.

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 LE PRINCE EN FEU.

Pour la troisième fois en cinq minutes, Masha jeta un coup d'oeil à sa montre.

Six heures trente-deux.

Il était en retard, et elle, en avance. Une tournure d'événements désagréable qui avait pour conséquence sa présence sous ce lampadaire éteint, à l'aube, alors que la brume qui était venue du fleuve quelques jours plus tôt ne semblait pas vouloir dégager de sitôt. Tant mieux pour elle, cependant. Ce crétin n'aurait pas pu choisir un pire lieu de rendez-vous. La place Wanclaw... La place des Manteaux-Gris, se corrigea-t-elle, n'offrait aucun moyen de repli. Sans doute pour ça que toutes les exécutions s'y tenaient - et un sourire acide fendit son visage glacé à cette pensée.

S'appuyant contre le métal froid du lampadaire, elle regarda à nouveau sa montre, plus par ennui qu'autre chose. La bracelet en cuir sombre était élimé et lui mordait la peau à force de frotter. Quand au cadran en or qu'elle avait poli pour qu'il n'ait plus qu'une couleur terne tirant vers le gris, il était rayé depuis longtemps mais elle savait pertinemment qu'elle ne pourrait plus le faire réparer. Personne ne remettrait à neuf une telle antiquité à moins qu'elle ne paye le prix fort. Et comme l'indiquait sa présence grelottante sur la place des Manteaux-Gris peu avant sept heures du matin, à l'heure où elle aurait dû normalement boire son premier thé de la journée, emmitouflée dans son édredon, elle n'avait pas ce genre de moyens.

Du moins, pas tout de suite, et à cette pensée, elle fronça les sourcils guettant de nouveau l'heure sur sa montre. Six heures trente-huit. Encore sept minutes. Après ça, elle n'aurait pas d'autre choix que de s'éclipser. Elle leva les yeux au ciel, espérant vaguement y trouver la réponse à ses tourments mais elle ne rencontra que le ciel plombé de Khavingrad. Au loin, dans ce qui avait été un jour la campagne, les usines crachaient déjà leurs nuages sombres et le vent au-dessus du fleuve les poussait jusqu'à la ville. Khavingrad avait changé. La ville avait terni lentement. Plus personne ne repeignait les façades des vieilles demeures. Les statues royales avaient été démolies, le métal fondu. Le passé disparaissait lentement, démolition après démolition, reconstruction après reconstruction. Les noms des rues avaient été changés - rectifiés, avait-on dit - et avec eux, les souvenirs d'enfance se brouillaient, engloutis par les explosions à la dynamite et le béton qu'on coulait sur les vieux pavés de Khavingrad pour y permettre le passage du tramway. C'était le nouveau monde et elle n'avait pas d'autre choix que d'y vivre.

Stava maga !

Le cri fut sursauter Masha. La sortie de la garde ? Déjà ? Elle regarda sa montre : six heures quarante-cinq. Les aiguilles la narguaient d'un sourire fracturé à travers le verre ébréché.

Skaïa..., jura-t-elle entre ses dents. Elle regarda autour d'elle, les joues soudain brûlantes, les poumons glacés. Mais elle ne rencontra que le brouillard gris qui s'accrochait aux lampadaires et qui n'avait plus rien d'un allié.

Stava maga !

Un frisson lui parcourut l'échine, remonta jusqu'à sa nuque, enserra sa gorge. Stava maga ! Ils se rapprochaient. Elle entendait le bruit des bottes sur les pavés humides.

Masha regarda autour d'elle, mais elle savait que si elle tentait de fuir, elle serait repérée - dénoncée - en quelques minutes. Autour de la place, les fenêtres des immeubles décrépis s'allumaient les unes après les autres. Elles paraissaient flotter au milieu de la brume et les silhouettes qui évoluaient derrière semblaient toujours marquer une pause avant de repartir se réfugier derrière l'opacité des murs. Elle avait été vue, c'était certain. Comment avait-elle pu accepter un tel point de rendez-vous ? Oh, au fond d'elle, elle connaissait parfaitement la réponse mais elle ne pouvait pas admettre qu'elle allait finir sa vie en prison pour...

D'OR ET DE PLOMB.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant