Le temps d'un orage

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La pluie tombait druement, le ciel peignant de couleurs sombres l'orage qui se déchaînait dans le cœur de la jeune fille. Sur son dos, sa guitare, protégée par une housse d'un noir profond, penchait. Ses cheveux ruisselaient de l'eau qui s'abattait sur elle, leur faisant prendre une teinte plus sombre que leur blond habituel. Elle eut un rire, nerveux, mesquin, plein d'amertume et de douleur. Si le regard reflétait véritablement l'âme, alors elle ne serait plus seulement nervurée de failles, mais brisée en mille éclats tranchants.

  - Alors tu t'en vas comme ça ? Finit-elle par prononcer, un sourire à l'expression indéchiffrable trônant sur ses traits d'ordinaires si fins qu'on les aurait cru fait de porcelaine. Sans un mot de plus ?

Le garçon qui se tenait face à elle, ses boucles brunes retombant sur ses yeux, ne souleva pas la moindre de ses remarques, le moindre son ayant dépassé les lèvres de l'adolescente. D'un regard las, il la détailla, dans l’irrépressible habitude qu'il avait prise. Il haussa un sourcil, avant de secouer sa tête lentement dans un sourire amer.

  - Lâchement, ajouta-t-elle dans un souffle.

Il tiqua, un frisson parcourant son échine.

  - C'est ça, lâchement, répéta-t-elle plus fort, affirmant ses mots. Tu vas t'enfuir, comme le lâche que tu es. Comme tu as toujours fui cet attachement qui te terrifie.

  - Comme si tu n'avais jamais fui toi-même, lâcha-t-il sèchement.

  - J'ai longtemps rejeté ces peurs qui me nouent le ventre, je ne peux que l'avouer. Mais je n'ai jamais fui. Je les ai ignorées. Mais je suis restée.

  - Tu n'as pas pour autant accepter tout ça. Tu es toujours la personne la plus peureuse, terrifiée que j'ai jamais rencontrée, rit-il d'un ton acerbe.

  - Mes peurs me dépasseront toujours, me freineront toujours, mais avec toi, pendant quelques fractions de temps, j'effaçais ces peurs, entièrement. Je luttais, à tes côtés. J'avais peur de m'attacher à toi, car je savais que tu pourrais partir, m'abandonner, à tout moment. Néanmoins, jamais je n'aurai cru que tu pourrais fuir lâchement.

  - Je ne fuis pas, je m'en vais, simplement. Je me suis lassé de toi, de notre vague amitié. Je veux retrouver cette période où tu n'étais rien d'autre que la timide de la classe, une vague âme perdue sans assurance, sans aucune confiance en toi. Retrouver cette période où tu savais que tu n'es rien. Rien, strictement rien.

Il avait dit ces paroles comme il aurait cracher quelque chose d'infecte. D'un ton posé, calme, il avait posé le doigt sur une peur immense, appuyé à l'endroit qui, d'un touché, pouvait être brisé. Il avait prononcé ces mots tel qu'il aurait confirmé une crainte, une malédiction silencieuse. La mâchoire de la jeune fille se crispa, contractant tous les muscles de son visage, et, avant qu'il n'ait pu esquisser un unique mouvement, sa main rencontra la joue du garçon. Une douleur irradia à l'endroit du contact, brûlante et glaçante. Il la fixa d'un air aussi surpris et choqué qu'énervé. Elle était essoufflée, une souffrance insupportable maltraitant son cœur. Elle ferma les yeux, levant le visage vers le ciel, laissant la pluie noyer ses larmes.

  - La force ne résout rien, mais je dois me confesser : ça me démangeait depuis un sacré moment, répondit-elle après quelques minutes. J'ai toujours pensé que, sous tes airs distants, désintéressés, aussi populaire sois-tu, tu étais quelqu'un de brisé. J'ignorais à quel point j'avais raison, cependant, je ne t'aurai jamais cru si lamentable.

  - Je rêve ou c'est la fille qui vient de me baffer qui dit ça ? Se moqua-t-il, ses yeux lui lançant un regard noir.

  - Parfois, moi aussi, j'aimerais remonter le temps, empêcher notre « amitié » de voir le jour. Nous empêcher d'arriver. Et puis, je me rappelle tout ce que cela m'a appris, que ce soit sur toi ou sur moi. Je ne suis pas rien. Je vaux tout autant que les autres. Et ce n'est pas un imbécile, lâche qui plus est, qui va m'empêcher d'être qui je suis ! Encore moins quand celui-ci s'apprête à fuir pendant les vacances, à ne plus donner de nouvelles pendant près de trois mois, avant de revenir et de faire comme si je n'avais jamais compté !

  - Mais tu n'as jamais compté ! Argua-t-il, sa voix se faisant soudainement plus forte.

  - Arrête ! Cesse de te mentir ! Les sourires que tu m'adressais, d'où viennent-ils ?

  - Ils étaient faux !

  - Tes rires, qui les a provoqués ?

  - Ils étaient forcés !

  - Nos soirées passées ensembles, pourquoi ont-elles existé ?

  - Je n'avais...

  - Tais-toi ! Je sais que c'est faux. Et je n'arrive pas à savoir à qui tu mens, à moi... ou à toi ? Ces bien trop nombreuses fois où je t'ai récupéré en pleur, dans mes bras, tremblant, lâchant prise, acceptant d'être faible pour quelques instants... Pourquoi moi, si je ne rimais à rien ? Pourquoi ? Pourquoi moi ?

Il se tut, la priant silencieusement de ne pas réitérer sa question, de ne pas le forcer à avouer ce qui lui déchirait le cœur. Son souffle s'était fait haletant tandis qu'il passait une main nerveuse dans ses cheveux sombres trempés. Il la bloque dedans, tourne et retourne ces mots dans tous les sens, refusant de laisser la vérité lui échapper. Il ne voulait pas laisser tomber cette dernière barrière, la dernière chose qui le protégeait de cet aveu.

  - Pourquoi moi, et pas quelqu'un d'autre ? Reprit-elle d'un ton suppliant, trempée jusqu'aux os, les larmes dévalant ses joues. Dis-le moi ! Avant de partir, de me fuir comme on m'a toujours fuie, dis-le moi ! Sauve-moi !

  - Je n'ai pas voulu ça, murmura-t-il. Je ne t'avais jamais remarquée. Pourtant... pourtant quand je t'ai vu avec ta guitare et tes deux amies... Il fallait que je t'approche. Il fallait que je te parle. Je sais que je n'aurai pas dû. Mais... mais je n'en ai pas tenu compte.

  - Pourquoi n'as-tu pas lutter ? Pourquoi n'as-tu pas fait comme d'ordinaire, ignorer ce sentiment, ce besoin de te rapprocher ? Pourquoi tu m'as fait ça ?

  - Tu étais différente. Ton amitié avait l'air si belle, si merveilleuse... Comment aurai-je pu résister, cette fois encore ?

  - Comment n'as-tu pas pu voir se créer en moi un attachement plus grand que l'amitié ? Pourquoi as-tu laissé se créer en moi ce sentiment douloureux ?
 
  - Je voulais être aimé, je voulais aimer... soupira-t-il, sentant les derniers liens le retenant se détacher.

  - Pourquoi moi ? Pourquoi pas une autre ? Pourquoi pas ta meilleure amie, qui t'aimait déjà plus qu'en amitié depuis si longtemps ? Pourquoi moi ?

  - Il n'y avait toi. Il n'y a toujours eu que toi...

  - Tout ce mal que tu m'as fait, pourquoi ?

  - Parce que je t'aime ! avoua-t-il enfin.
Elle le fixa, quelques secondes de plus, ébahie, incapable de réfléchir normalement. Son cœur tambourinait, une pulsion assourdissante lui vrillant les tympans. Ses mains se mirent à trembler, elle se mordit la lèvre violemment. Sa voix n'était plus qu'un souffle timide sous l'averse qui noyait l'entrée de la salle de répétition.

  - Parce que je voulais protéger mon cœur de la douleur... Et plus encore le tien du mal que je pourrai lui causer...
Pourtant, tu sais que je t'aime, depuis la première seconde du premier instant. L'amour fait mal, mais c'est ce qui le rend si beau...

Ils se contemplèrent le temps d'un long instant, puis il prit délicatement son visage entre ses longs doigts noueux et plaqua ses lèvres contre les siennes. Jamais plus il ne fuirait ce qu'il ressentait, et jamais plus elle ne laisserait la peur la vaincre. La pluie se calma, et l'horizon se nimba de mille lueurs bleues, détachant les deux silhouettes sombres s'embrassant du reste du monde. Le bonheur est plus beau encore après la souffrance.

Recueil de NouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant