Salut
Ça fait longtemps, n'est-ce pas ? Jamais il me serait venu l'idée de t'écrire une lettre.
Je t'ai maudit tant de fois, toi qui m'a offert ce nom qui me poursuit. Je crois que j'ai entendu ce surnom bien plus de fois que mon véritable prénom, ces dernières années. Avec ce ton méprisant, lourd de reproches. Je les entends encore tous, m'appeler Alice, comme celle des contes du Pays des Merveilles qui s'enferme dans son monde de rêve. Je dois m'estimer heureuse, peut-être, de ne pas être un garçon: on m'aurait sans aucun doute appelée Peter Pan, comme celui du Pays Imaginaire qui préfère voler au milieu des étoiles plutôt que de se soucier de la réalité. Comme celui du syndrome. Je suis chanceuse, au moins, de ne pas être identifiable tout de suite dans la masse ! Mais je les entends encore tous me reprocher ton existence, ô idiote insouciance, me demander de prendre mes responsabilités, de grandir, d'arrêter de jouer.Quelle ironie !
Et à toutes ces voix dans la masse, j'ai envie de répondre la même chose, de hurler jusqu'à ce que l'on m'écoute.
Je ne joue pas, vous savez ?
Je ne joue pas, quand je reste muette devant un choix.
Je ne joue pas, quand j'angoisse à l'idée de plonger dans la foule.
Je ne joue pas, quand je tremble à la simple idée de devoir prendre la parole.
Je ne joue pas, mais je pleure soudain comme l'enfant que je pensais être, face à un monde trop vrai pour moi, trop grand pour moi, au moment où vient mon tour d'emprunter le chemin du temps. Grandir. Un pas après l'autre, disaient-elles en souriant. Un simple passage de l'enfance à l'adulte. Un miroitement de libertés.
Un droit chemin, vraiment ?
Ce n'est pas un chemin, c'est un gouffre qui te précipite vers la réalité, sans parachute. Comme c'est amusant de se rendre compte que son sac est en réalité rempli de pierres gravées du doux nom de "responsabilités" !Je ne joue pas. Ce n'est pas un refus de grandir.
C'est juste de la peur.
Une peur qui me donne la vision d'un gouffre là où l'on voit un chemin.Tout le monde a pourtant sa propre peur, enfouie au fond de lui, qui le poursuit jusqu'aux abysses de la vie réelle. Tout le monde a le droit d'être adulte et effrayé. Alors pourquoi pas moi ? N'ai-je pas le droit d'avoir juste peur de la réalité ?
Tout ce dont j'avais besoin, c'est d'un peu de temps. Juste un peu de temps pour distinguer le fond du trou, trouver le passage taillé dans la paroi pour descendre pas à pas...
Mais ce temps, je ne l'ai plus.Alors ces voix m'ont poussée dans le vide.
Et j'ai sombré dans la réalité.
Je sais que cette impression d'avancer dans le noir complet n'était absolument pas réelle. Mais j'ai préféré tourner le regard vers ta lumière, ô insouciance idiote. Je t'ai regardé intensément. Comme un soleil, tu m'as éblouie et aveuglée. Et pendant ce temps, je m'enfonçais dans l'obscurité, les yeux fixés uniquement sur ce semblant de clarté, sans un regard pour le reste. C'était tellement plus simple que d'accepter un monde que je n'avais pas choisi, réalité trop réelle, chemin sans retour! Je te suivais où que tu ailles, où que tu passes, et tournais en rond.
Je te détestais déjà, toi l'insouciance idiote, mais je te poursuivais comme une lueur miraculeuse dans l'obscurité car tu étais mon étoile dans la nuit.À leurs yeux à tous, je n'étais qu'une errante. Une erreur dans le chemin pourtant droit du temps. Qui d'autre qu'une idiote insouciante préfèrerait divaguer et faire des détours que d'aller au plus simple ?
Mais toi, ô insouciance idiote, tu m'as guidée tout ce temps, sans un mot de reproche, vers ma lumière et les décors familiers de mes rêves. Je fuyais vers les semblants d'insouciance que représentent ces mondes qui ne sont plus les miens. J'ai voulu retraverser le miroir de force et par tous les moyens, l'espace d'un instant, d'une page d'un livre ou d'une étincelle de rêve. J'ai cru réussir parfois - un vent frais dans les cheveux,une mélodie lointaine, un océan de couleurs et des nuances de cendre - alors que je m'enfermais dans une bulle artificielle que j'espérais assez légère pour me permettre de remonter tout là-haut, au sommet de l'abîme, là d'où j'étais tombée.
Combien de fois ai-je réussi à m'élever de quelques centimètres pour finalement retomber lourdement au sol ?
Le poids des responsabilités, même quand on cherche à les éviter, était trop lourd pour la fine bulle de l'illusion, et le sol toujours plus dur après la chute.Je rêvais de te retrouver, ô insouciance idiote, mais je te détestais chaque jour un peu plus de me refuser mon équilibre et mes mondes de paix.
Et puis un jour, ta lumière a vacillé.
J'avais plongé dans mon hâvre d'illusions futiles, comme les voix l'appelaient.
J'étais entrée dans la bulle.
Mais dans l'ombre de ton si lumineux éclat, j'ai entrevu un ciel étoilé. Ça n'a duré qu'un instant, mais juste assez longtemps: l'image s'était imprimée dans mon esprit brumeux, et avec lui les doutes. Car au-delà du plafond de verre d'un rêve comme tu m'en as montré beaucoup, ce ciel-là était profondément différent. Ou plutôt, ce ciel-là était parfaitement identique à un autre caché dans mes souvenirs, au-delà des rêves, au-delà de la chute, au-delà des voix.
J'avais déjà vu ce ciel-là.
Je l'ai vu quand j'étais enfant.Alors que cette simple pensée s'imposait à moi, plus violente que jamais, j'entendais presque les voix résonner à nouveau. C'était comme d'habitude finalement: le rêve était fini, la bulle allait éclater et j'allais retomber lourdement sur le sol rugueux de la réalité.
Pour la première fois, j'ai détourné les yeux de toi avant même d'entendre les voix, de sentir le sol.
Pour la première fois, c'est moi qui ai percé la bulle.
Pour la première fois, j'ai vu le ciel de la réalité. Le temps s'est arrêté. C'était un ciel étoilé aussi magnifique que celui de mes souvenirs.Depuis le début et tout ce temps, je savais que tu ne m'offrais qu'une illusion, ô idiote insouciance. Un reflet sensiblement différent de tout ce que je laisse derrière moi.
Je n'ai jamais réellement réussi à retraverser le miroir que tu me tendais, à réaliser le seul vœu réel qu'il me restait. C'est pour ça que je te détestais.Et derrière le miroir, là où je ne pouvais pas voir, il y avait pourtant tout ce que j'amenais avec moi, tout ce qui fait de moi ce que je suis sans distinction ni tri, tout ce que l'on ne pouvait pas m'enlever.
Il y avait peurs et souvenirs.
J'avais peur de perdre ce que j'avais, ce que j'étais. J'avais peur de changer.
Mais le temps court sous un seul et même ciel étoilé.
Et dans la nuit de la réalité, je n'étais plus vide ni seule. Je n'étais ni perdue ni ébréchée.
J'étais entière.Les voix sont revenues plus tard, évidemment, mais elles n'avaient étrangement plus la même résonance...
Et j'ai réalisé alors pourquoi tu me hantais.
A qui appartiennent ces voix hargneuses qui m'appellent Alice et me poussent à changer, qui me poursuivent et me dévorent presque sans relâche ? D'où peuvent-elles provenir, sinon de moi ? Les voix n'existent pas. "Ils" n'existent pas. Ce ne sont que des reproches que je me fais à moi-même avec l'inconscient désir de faire disparaître la peur.
Or l'insouciance n'admet pas la peur. L'insouciance ignore la peur aussi efficacement que l'enfant apprend à reconnaître la peur le jour où il perd l'insouciance, comme une bulle éclate au contacte de l'épine. Une épine de réalité. Une épine de peur.
Je ne suis ni idiote, ni insouciante, car justement j'en suis consciente: j'ai peur.
J'ai juste peur.Désormais je n'ai plus le droit d'être juste une enfant, de revenir en arrière, mais la peur, elle, est toujours là.
Qui puis-je être, alors ? Une idiote insouciante ? Une enfant qui s'accroche à ses mondes de conte, comme la fillette du pays des merveilles ?
Je suis l'enfant qui a trouvé l'épine sans être prête, je suis la fillette qui refuse d'avancer droit sur le chemin du temps et de la réalité sur lequel elle s'est élancée, où il n'est pas possible de reculer.Je suis celle qui se retourne pourtant, je suis l'idiote qui court après l'insouciance.
Je sais qui je suis.Je t'aime, ô Insouciance Idiote, autant que je te déteste, et aujourd'hui je ne fuirai plus.
Qu'il soit un gouffre ou un chemin, un passage reste un passage.
Aujourd'hui je sors de ce gouffre-chemin du temps que je redoutais tant.
Aujourd'hui, je t'ai rattrapée, ô insouciance idiote, mais pas pour te doubler.
Car aujourd'hui j'ai créé un nouveau passage où je pourrai rester sans âge.Voilà qui je suis.
Alice.
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Lettres à demi-mots
PoetryChaque lettre a un auteur et un destinataire. Mais il y en a certaines qui cherchent encore les leurs... Lettres à demi-mots, recueil de textes