Prologue

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Bien au-dessus des vagues scintillantes, rasant les hautes tours du Palais, les derniers Dragons voltigeaient vers les nuages qui s'amoncelaient autour du Soleil

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Bien au-dessus des vagues scintillantes, rasant les hautes tours du Palais, les derniers Dragons voltigeaient vers les nuages qui s'amoncelaient autour du Soleil.

Accoudée à la balustrade, Elvÿra les observa avec un pincement au cœur : avaient-ils au moins conscience qu'ils vivaient là leur dernier vol ? Elle entendait d'ici leurs grondements joyeux ; les deux plus jeunes, déjà bien plus imposants que le plus gros des chevaux, se poursuivaient à tire-d'ailes, tombant en piqué vers l'océan avant de remonter en chandelle. Le souffle de leur vol creusait des trous dans l'eau, qui se ridait avant de retourner se fracasser contre les rochers sous les balcons du Palais. Elvÿra n'avait jamais compris les Dragons ; elle savait qu'ils n'étaient pas moins intelligents que les humains, mais leur vision du monde lui avait toujours échappé.

Elle le sentit approcher avant même d'entendre la porte vitrée s'ouvrir. Il posa une main sur son épaule, et elle se réfugia dans ses bras. Il repoussa avec douceur une des mèches brunes de son épouse tandis que celle-ci observait les reflets sur les écailles étincelantes des Dragons. Adhänel suivit son regard et sourit en voyant ce spectacle.

- ''Telerhi a bien grandi'', commenta-t-il de sa voix grave. Elvÿra sentit sa gorge se nouer. Elle acquiesça en silence, et Adhänel lui lança un coup d'œil : - ''Comment te sens-tu ?''

Elle éclate d'un rire hystérique : - ''Comment suis-je sensée me sentir ?''. Il poussa un soupir et son regard bleu se perdit à l'horizon ; elle s'en voulut immédiatement. Lui prenant la main, elle dit d'une voix adoucie : - "Excuse-moi. Je sais que c'est difficile pour tout le monde". Il grimaça puis la serra contre lui en murmurant : - "Tu es une Spirite. C'est normal que ça t'affecte plus que moi." Elle ferma les yeux et secoua la tête : - "Je ressens la détresse de tous les Atlantes.'' Jetant un regard aux Dragons qui virevoltaient toujours au ras de l'eau, elle précisa : "Les humains du moins". Il sourit légèrement : - "Ils fonctionnent différemment'', fit-il avec douceur. "Ils considèrent que rien ne vaut le moment présent, comme les animaux". Elle garda le silence et s'appuya à nouveau contre la balustrade de marbre en balayant le paysage s'étendant à ses pieds. A sa droite, le port se dressait au pied des rochers et l'océan s'étendait à perte de vue. A sa gauche, Hiraeth, la ville blanche, élevait ses ponts et ses tours et ses colonnades dans un assaut du ciel. - "Dans quelques heures, tout ça sera anéanti...", murmura-t-elle avec un frisson. Du balcon où le couple se tenait, elle voyait nettement la grande bâtisse de l'Eldimä où elle avait passé tout son jeune âge, où elle avait appris pour la première fois à se servir de son don. Elle voyait le Forum, où Adhänel et elle avaient dansé pour la première fois ; la plage de galets blancs, où elle l'avait demandé en mariage, malgré la désapprobation de sa tante ; les toits de la Bibliothèque, où ils avaient passé des heures à observer les étoiles ; le port, encore et toujours, où ils se quittaient lorsqu'elle partait en mission. Parfois, il l'accompagnait, avec ses amis animaux. Mais le plus souvent, il était d'astreinte au port, et ils devaient se séparer. Au moins étaient-ils ensemble pour la fin du monde, songea-t-elle avec ironie. Elle se tourna vivement vers son mari : - "Je n'arrive pas à croire que...et si Adhränor avait tort ? et si les Immortels ne lui avaient rien dit, il serait capable...". Adhänel s'avança vers elle et la serra contre lui ; elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle n'avait pas peur de la fin du monde, ou du complot des Mages, ou des potentiels mensonges d'Adhränor. Elle avait peur de mourir. Elle se sentit terriblement égoïste.

Adhänel la retint contre lui le temps qu'elle se calme, puis murmura : - " Au moins le complot est tué dans l'œuf. Nous finirons tous à égalité". Elvÿra acquiesça : la veille au soir, le couple, aidé d'Eilan et de Findünel, avait détruit les enchantements posés par les Mages, censés les protéger tandis que le reste des Atlantes était voué à disparaître dans les flots.

Adhänel et Elvÿra restèrent un long moment sur le balcon, admirant la vue, profitant de la présence de l'autre pour la dernière fois. Ils respirèrent les embruns marins, rirent du vol maladroit des Dragons épuisés qui rentraient au port, admirèrent le coucher du soleil qui teinta l'océan de sang. Adhänel chanta leurs airs favoris et ils dansèrent sur le balcon, comme ils l'avaient fait sur la place près d'un siècle plus tôt. Finalement, ils se retrouvèrent serrés l'un contre l'autre, les cheveux blonds d'Adhänel se mêlant avec ceux, châtains, d'Elvÿra. Leurs respirations s'étaient accordées, et seul le bruit des vagues venait rythmer ce moment ; une étrange chape de sérénité s'était abattue sur eux, les enveloppant avec une délicatesse étrange pour une fin du monde. Ils auraient pu rester ainsi pour toujours, pour l'éternité. "L'éternité n'aurait pas suffi", songea Elvÿra en savourant le lent battement du cœur d'Adhänel.

Soudain, la porte s'ouvrit, brisant le silence, et la paix que ressentait la jeune femme explosa aussitôt. Sa tante venait d'entrer sur la terrasse, et les regardait sans émotion. Son collier crystique brillait d'une douce lueur sur sa poitrine, ce qui attira également l'attention d'Adhänel, qui recula légèrement. - "Vous êtes attendus au Forum, comme tous les autres membres du Conseil", fit simplement Ellenwhë. Aucun reproche dans sa voix, aucune intonation particulière, et pourtant Elvÿra se raidit immédiatement. Elle n'arrivait toujours pas à penser qu'elles étaient de la même famille ; sa tante, si rigide dans sa robe bleue de Mage, si belle, si élégante...si parfaite. Elle hocha la tête, et Adhänel répondit : - "Nous arrivons tout de suite, Dame Ellenwhë". Cette dernière acquiesça d'un air satisfait, puis retourna dans le Palais. Dès qu'elle eut disparu, Adhänel passa un bras sur l'épaule de sa femme. - "Elle me rend dingue", grinça Elvÿra. "En plus de tout ce qu'elle avait déjà fait...il fallait qu'elle soit partie intégrante du complot. Je n'arrive pas à croire qu'elle ait pu se montrer si...égoïste." Alors qu'elle prononçait ces mots, elle ne put s'empêcher de s'interroger : si elle avait pu sauver Adhänel et elle-même, ne l'aurait-elle pas fait, sans se soucier de n'importe qui d'autre ? Elle repoussa cette pensée intrusive tout au fond d'elle et prit la main d'Adhänel en chassant sa colère. Il lui sourit ; ses yeux bleu ciel brillaient d'une lueur apaisante dans la nuit qui tombait. Toutefois, Elvÿra sentait sa tristesse, à lui aussi ; il avait peur, comme elle. Elle lui serra les doigts avec douceur, et tous deux se dirigèrent vers le Forum. Ils parcoururent les longs couloirs de marbre du Palais, désertés, jetèrent un dernier regard à la Grande Bibliothèque et sortirent finalement sur la passerelle aérienne menant au Forum. Les engins crystiques étaient tous posés au sol, et même les lampes luisaient plus faiblement que d'habitude.

La grande place était bondée d'Atlantes ; certains semblaient inquiets, d'autres étaient en larmes. La plupart était en groupe, silencieux, dans l'expectative. En périphérie, les Dragons s'étaient roulés en boule ; seule leur tête écailleuse était tournée vers le rassemblement. Au centre, Mandor, le Grand Mage, se tenait à côté d'Ellenwhë et des autres Mages.

En les apercevant, Adhränor et Findünel leur firent un signe de tête ; encore une fois, le couple se faisait remarquer car ils s'étaient installés tranquillement sur un muret au lieu de rejoindre les autres membres du Conseil. Adhränor était négligemment adossé à un arbre, assis en tailleur ; sa tenue de cuir noir faisait tâche dans l'assemblée, et il s'attirait de nombreux regards courroucés. Il jouait nonchalamment avec une petite pierre bleue qu'il faisait tourner entre ses doigts, sans prêter attention aux murmures de la foule. Sa femme, toujours aussi belle dans sa longue robe blanche, était assise élégamment à ses côtés, un léger sourire flottant sur ses lèvres ; malgré la dague à sa ceinture, elle était diaphane, avec sa longue chevelure blonde, sa peau pâle et ses yeux bleus. Elvÿra se dirigea vers eux, suivi d'Adhänel, mais soudain, un son brutal, métallique, glaça la foule des Atlantes. Les Dragons s'agitèrent, les Mages levèrent les yeux vers la Lune et Adhränor se leva. La fin du monde avait commencé. Les cloches sonnaient dans toute la ville, dans un bruit lourd et répétitif...Ding. Dong. Ding.

Les Six Mages - T1. Les Mystères du PasséOù les histoires vivent. Découvrez maintenant