2. Platonique

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Plongé dans les petits fours qui se tiennent en rang bien droit sur la table dressée dans le coin d'un mur, j'hésite entre plusieurs goûts qui m'ont l'air tous alléchant. La musique résonne en bruit sonore et a tôt fait d'abrutir mes tympans. Il n'y a aucun doute que je ressortirais de cette soirée sourd comme un pot. Au moins l'espace d'une petite heure.

Un bras s'abat sur mes épaules et me fait tourner la tête. Il ne s'agit que de Cillya, l'une de mes amies. Elle sourit et sautille toute seule avant de me piquer un bout de saucisson.

— 'a vu 'a chille 'ui 'anse awec 'ilas ?

Au vu de l'expression incompréhensible qui traverse mon visage, Cillya se doit d'avaler pour se répéter. Elle pouffe toute seule et se permet de me voler mon verre dans lequel elle boit tranquillement tout en indiquant un point au milieu de la salle.

Je plisse les yeux parmi la foule dans l'espoir de comprendre sa phrase. Elle se penche à mon oreille et souffle en articulant cette fois :

— T'as vu la fille qui danse avec Silas ? Je dirais qu'il va grave la pécho ce soir !

Aussitôt, je me renfrogne. Elle ne peut pas savoir que ces mots me font plus de mal que de bien. Toute à sa soirée, elle ne remarque pas mon changement d'humeur et c'est tant mieux. Je n'ai pas envie de lui expliquer que ma vie est plus pathétique qu'elle ne l'est déjà. Craquer pour le première année plutôt mignon qui, visiblement, est tout ce qu'il y a de plus hétéro me fatigue déjà bien assez.

Pourtant, alors que je devrais tourner les talons et penser à autre chose, je ne peux pas m'empêcher de les fixer. Je connais sa partenaire de danse. Elle s'appelle Adèle, une sale peste si vous voulez mon avis. Non, c'est faux. C'est la fille la plus gentille que je connaisse. Mais laissez-moi avoir un peu de mauvaise foi. Ça me permet de rationaliser. Son sourire est presque aussi grand que celui de Silas. Je ne sais pas ce qu'ils se disent, mais leur façon de se regarder me fait bien comprendre que je n'ai aucune chance. De toute manière, qu'elle soit là ou non n'aurait rien changé.

Quand ils s'embrassent, je détourne les talons. Pas besoin d'agrandir le trou béant dans ma poitrine, je le fais déjà très bien tout seul au quotidien. Je fuis Cillya qui est de toute façon trop occupée à dévorer le buffet. Dehors, j'inspire un beau gros bol d'air frais. J'en ai besoin pour ne pas craquer et m'effondrer en larmes avant de cogner un arbre comme un imbécile sans cerveau.

Si on ne compte pas les expériences amoureuses du primaire et du collège, Silas est la personne pour laquelle je suis tombé amoureux pour la première fois de mon existence. Je ne savais pas que l'amour ressemblait davantage à des montagnes russes émotionnelles.

Un sourire et je ne suis que légèreté. Un rire et les papillons s'envolent dans mon ventre. Un malentendu et la contrariée me fait culpabiliser. Un sourire complice et l'espoir renaît. Puis une Adèle arrive dans le tableau et ce n'est plus que désespoir. Avant qu'une autre apparition de Silas ébranle mon cœur si fragile.

L'amour, c'est bizarre. Et franchement chiant. Je pensais que c'était un peu comme dans les livres : facile. Deux personnes s'aiment, c'est évident, elles se mettent ensemble et fondent une famille au pays des lutins magiques. Dans la vraie vie, c'est plus complexe. Il y a les amours à sens unique, les amours réciproques qui durent toute une vie, ceux qui s'éteignent au bout de quelques mois ou années, les amours sexuels, les amourettes, les amours de vacances, les amours toxiques, les amours maladifs, les amours dépendants, et les amours secrets. Je fais partis de la dernière catégorie.

Je ne suis qu'un spectateur qui attend son tour sans montrer le moindre intérêt. Comment Silas pourrait comprendre qu'il me plaît si je ne lui fais pas de signe ? Mais j'ai peur. À seize ans - bientôt dix-sept - on se cherche, on se découvre, on se teste, et on appréhende le regard des autres. J'apprécie le temps passé en la compagnie de Silas, mais qu'arrivera-t-il s'il me fout le plus gros râteau du siècle ? J'aurai tellement honte que je l'éviterais pendant des jours. Je me connais. Courageux n'est pas mon deuxième prénom.

Alors je regarde, j'observe, je hurle en silence, j'espère, mais je ne me fais pas trop d'illusions. Enfin, c'est ce que je crois. Parce que les battements de mon cœur qui résonnent dans ma poitrine quand Silas apparaît devant moi me rappelle que l'espoir est toujours présent. Et c'est chiant.

— Hé ! Je te cherchais partout.

— Ah bon.

Mon verre à la main, je le dévisage sans montrer la moindre émotion. À mon avis, il cherchait plutôt la langue d'Adèle au fond de sa bouche, mais passons...

— Bah oui. T'as vu ? J'ai embrassé Adèle !

Il me sourit avec tellement de joie que je m'en veux pratiquement de ressentir toute cette injustice au fond de moi. Il est heureux et je devrais l'être aussi. Pourtant, mon égoïsme ne se résout pas à sourire.

— Ouais. C'est cool.

— Carrément ! Je pensais pas que je l'intéressais aussi.

— Ah bon ? Elle t'intéresse ? demandé-je, sceptique.

C'est une première. Je n'en n'avais jamais entendu parler avant aujourd'hui. Et pourtant, je pensais qu'il me disait tout.

— Bah..., il rougit un peu et ça m'énerves davantage. C'est la plus jolie fille du lycée et elle est tellement gentille ! Forcément qu'elle me plait.

— Forcément..., rié-je presque jaune.

Il fronce les sourcils et me dévisage en silence pendant quelques secondes.

— Qu'est-ce que t'as ?

— Rien.

— T'as l'air de mauvaise humeur.

— Ça va, râlé-je en écartant son doigt qui allait se planter dans ma joue.

Il ne me croit pas et croise les bras sur son torse pour me défier. En même temps, je n'ai rien fait pour être convaincant. J'ai envie qu'il sache que je lui en veux tout en espérant qu'il ne le découvre pas. Je suis contradictoire. Il tape du pied en attendant des explications que je ne lui donnerais pas.

— Aurelian, gronde-t-il.

— Oh, c'est bon ! Me saoule pas. La soirée est naze. Je rentres chez moi.

— Quoi ? Mais pourquoi ? Non, mec reste.

Il agrippe ma manche alors que je rebrousse chemin pour poser mon verre. Je me dégage d'un coup de bras et souffle pour qu'il comprenne que je n'ai vraiment pas envie de faire d'effort. Il râle comme un enfant à qui on aurait infligé une punition et je suis presque heureux de voir que mon absence l'irrite.

— Bon, je vais prendre mes affaires..., boude-t-il.

— T'es pas censé rester avec Adèle ?

Je tente un sourire et attends. Sa réponse me fait vite déchanter. Il passa une main sur sa bouche, l'air préoccupé.

— Ah oui. Merde...

Je vois qu'il hésite et c'est encore plus cruel. Je préfère faire ce choix à sa place. J'aurais moins mal sans doute.

— T'inquiètes, fais ta soirée avec elle. Je suis crevé de toute façon.

— T'es sur ?

Non. Non putain, mais j'ai pas le choix.

— Ouais. Vas-y.

Le sourire de Silas revient au galop et il se jette à mon cou pour me planter un bisou sur la joue. Je devrais y être habitué, mais mes joues prennent feu. Je le repousse en grognant et file à toute allure.

Je ne sais si je lui en veux de ne pas être devin, si je suis frustré envers mes sentiments ou si je suis juste lassé d'une situation qui n'évolue pas. L'amour, c'est de la merde.

ÉphémèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant