Chapitre 1 - Mila

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— Une salade ? Non, non, personne ne peut tenir toute la journée avec ça.

— Mais...

Leo ne me laisse pas le temps de protester, elle me pousse d'un coup de fesses et me dépasse avec son gros bidon pour se planter devant le comptoir.

— Deux bagels teriyaki avec des frites de patate douce, une limonade, un coca et deux maxi donuts tout chocolat, débite-t-elle.

Elle tire son portefeuille de son sac Vuitton avant de tourner la tête vers moi.

— Autre chose ?

Je hoche la tête pour signifier que non, ce sera tout. Je n'ai déjà pas les moyens de m'offrir un tel repas. Un menu complet, c'est du grand luxe pour moi, alors que ce n'est qu'une formalité pour ma meilleure amie. J'engage la main dans mon tote-bag en coton – qui n'est pas un Vuitton, évidemment – pour en tirer ma carte de crédit, mais Leo insiste pour m'inviter. Je n'aime pas l'idée de me faire entretenir par mes amis, mais elle ne veut jamais rien entendre. Et avec toutes les factures qui s'entassent dans ma boîte mail, ce n'est pas comme si je pouvais me permettre d'avoir un ego. Leo, elle, a le compte en banque d'une rockstar. Elle a eu la bonne idée de tomber amoureuse de Roger Ellis, l'agent immobilier vedette de San Francisco, et de l'épouser. Il n'y a pas une maison à plus de quinze millions de dollars qui n'ait été vendue par ses soins. Moi, j'ai eu la bonne idée de vouloir devenir journaliste et, de nos jours, si on ne se tourne pas vers la presse people, il ne faut pas espérer faire fortune.

Je récupère nos plateaux quand ils sont prêts et nous nous installons à une table en terrasse. Le mois de mai a apporté les premières vagues de chaleur estivale. Enceinte jusqu'aux yeux, Leo se glisse gauchement sur le banc et doit tendre le bras démesurément pour attraper une frite.

— Je te le dis, Mila, arrange-toi pour ne pas être enceinte pendant l'été. C'est l'enfer, j'ai les doigts et les orteils gonflés, je sue, la chaleur m'assomme, ma peau se tache avec le soleil, et je n'ose pas me mettre en maillot de bain parce que j'ai des poils qui débordent de tous les côtés et mon ventre m'empêche de m'épiler correctement. Le seul avantage, ce sont les sandales. Je n'en pouvais plus de devoir me battre avec mes lacets.

Je souris en enfournant une frite dans ma bouche. Bon sang, c'est quand même bien meilleur qu'une salade !

— T'as pas penché à aller chez l'esthétichienne ? demandé-je, la bouche pleine.

— Tu rigoles ? Si elle tire un peu trop fort, j'ai peur que le bébé vienne avec. J'te jure, c'est l'enfer d'être enceinte sous trente degrés. En fait, c'est l'enfer d'être enceinte tout court. Si un homme te dit qu'il veut fonder une famille avec toi, plaque-le et prends un aller simple pour les Baléares.

Elle fait la moue, l'air nostalgique.

— Oh, comme les bikinis me manquent...

— Tu n'as pas à t'en faire pour moi. Avant de tomber enceinte, il faudrait déjà qu'un homme veuille bien d'une intello criblée de dettes. En Californie, ce n'est même pas la peine d'y penser, à moins d'être une blonde à forte poitrine.

Je coule un regard vers mon amie, dont les cheveux sont platine et les seins prêts à exploser.

— Sans offense, bien sûr.

Elle se presse les seins en faisant la moue.

— Si seulement ce môme voulait bien arrêter de me faire gonfler de partout...

Je ne m'attendais pas à ce que Leo tombe enceinte, il y a six mois et demi. Leo, c'est le genre de femme extravagante, toujours un Mimosa dans la main et un nouveau plan de soirée à proposer. Et puis renoncer aux sushis ? Je n'aurais vraiment pas misé sur ça. Elle y est accro. Mais il paraît qu'à 30 ans, c'est ce qu'on est censé faire. Se poser. Avoir des enfants. Construire une vie de famille. D'après mon amie, je devrais sérieusement commencer à me soucier de ça. Enfin, c'est ce qu'elle dit quand elle n'est pas obligée de regarder toutes les minettes de 20 ans se balader avec leur ventre plat pendant l'été, alors que le sien menace de se fissurer sous la pression. « La beauté n'est pas éternelle, et c'est maintenant que tu as le plus de chances d'attraper un beau célibataire dans tes filets » m'a-t-elle dit lors de ma soirée d'anniversaire, le mois dernier. À 27 ans, je ne peux pas dire qu'avoir un bébé soit ma priorité. Surtout avec mes dettes universitaires qui semblent ne jamais vouloir se solder. UCLA, ce n'est pas donné. Un mari, en revanche, je ne vais pas prétendre que ça ne m'intéresserait pas. Les longues soirées de solitude deviennent pesantes, et avec une meilleure amie prête à accoucher, il sera bientôt difficile de la voir l'heure du goûter.

— Et ton blind date, alors ? Celui avec le banquier ? demande-t-elle entre deux gorgées de soda.

Je soupire au souvenir de cette soirée désastreuse.

— Je suis partie avant le dessert. J'ai prétexté l'arrivée surprise de mes règles, ça l'a calmé tout de suite.

Leo s'esclaffe, je me renfrogne. C'est bien la dernière fois que je fais confiance à ma tante ! Elle m'avait vanté les mérites de son conseiller financier, un trentenaire classe, « gentil comme tout », et avait insisté pour que je le rencontre. La garce avait déjà organisé le rendez-vous dans mon dos, bien avant que j'accepte d'y participer. Une fois au restaurant avec le jeune homme en question, je ne l'ai absolument pas trouvé « gentil comme tout ». Un goujat, voilà ce que c'était ! Il a lorgné sur mon décolleté jusqu'à ce que l'entrée soit servie, puis s'est répandu en allusions sur le « dessert » que nous pourrions prendre chez lui, le tout sans avoir pris la peine de me poser au moins une question sur mon job ou mes passions. Heureusement que les petits pains étaient délicieux, manger l'intégralité du panier m'a permis de me retenir de lui coller mon poing dans la figure.

— Ok, donne-moi ton téléphone.

Machinalement, ma main se serre sur mon tote-bag, dans lequel il est rangé.

— Quoi ? Non ! Pour quoi faire ?

— Allez, ne contrarie pas une femme enceinte, envoie ton portable.

Méfiante, je me plie à sa demande.

Il faudrait que j'apprenne à dire non, un jour. Même aux femmes enceintes.

Leo s'empare du mobile, pianote un moment en me repoussant alors que je me dévisse le cou pour voir ce qu'elle fabrique. Au bout de longues minutes, durant lesquelles elle a royalement ignoré mes supplications, elle pousse un « tadam ! » triomphant et me rend le téléphone. Sur l'écran, la page d'une application est ouverte, et je peux y découvrir des photos de moi accompagnées de la description suivante :

« Mila – 27 ans

Journaliste le jour, star du dancefloor la nuit. Cherche beau gosse pour donner la cadence à son cœur. »

Je manque de m'étouffer avec un reste de bagel au poulet teriyaki en lisant ces lignes, et porte une main offusquée à ma poitrine. La garce m'a inscrite sur une application de rencontres ! Elle ne perd rien pour attendre !

— Non mais ça ne va pas, la tête ? C'est le liquide amniotique qui t'attaque les neurones ou quoi ?

Je tâtonne sur l'écran pour chercher comment modifier cette immondice, mais je ne comprends rien à cette application. Soudain, des profils d'hommes défilent sous mes yeux, et je n'ai aucune idée de si je suis en train de les refuser ou de les accepter.

— Voyons, chérie, tout le monde est sur ces applications, aujourd'hui. Les hommes sont bien trop lâches pour venir nous parler dans les bars, et les nanas ont toutes des carrières à mener, elles n'ont pas le temps de prendre les devants. Essaie quelques jours, qu'est-ce que ça te coûte ?

Ma fierté ? Mon amour propre ? Peut-être même ma réputation professionnelle ?

Bon, sur ce dernier point... Ce n'est pas comme si ma carrière décollait vraiment.

— Montre-moi au moins comment changer cette bio' ridicule.

Leo lève une main en l'air, nonchalante, l'air de dire « si ça peut te faire plaisir » puis reprend le mobile. Elle s'adonne alors à un tuto rapide pour me montrer les bases de l'application.

— Si tu fais glisser le profil vers la gauche, tu le supprimes, si tu le fais glisser vers la droite, tu likes. Et s'il a liké ton profil aussi, boom, c'est un match et vous pouvez parler.

— Dis donc, tu t'y connais drôlement bien, pour une femme mariée, me moqué-je.

— Crois-moi, il y a eu quelques années d'errance avant de rencontrer Roger. Et puis... Tinder, c'est un super moyen de trouver des plans à trois.

Cette fois, je frôle l'apoplexie pour de bon.

— Je ne veux rien savoir !

Je glisse le mobile dans mon sac, me jurant de supprimer l'application dès que je serai hors de son champ de représailles.

Une application de rencontre, quelle idée !

Tinder Love {Tous droits réservés à Peach Miller}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant