𝑪𝒉𝒂𝒑𝒊𝒕𝒓𝒆 3- 𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖𝑒 𝐼𝐼

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Une petite rousse traversa à grandes enjambées la rue entre l'Université de Chicago et le Café Chic et franchit aussitôt la porte de celui-ci, faisant tintinnabuler les clochettes dans tout le restaurant. Sans attendre, son regard se porta sur la gérante, derrière le comptoir, occupée à laver à l'aide d'un torchon, le plan de travail en bois massif. Elle ne releva même pas la tête à la venue de son assistante, visiblement concentrée. Puis d'une voix douce, mais quelque peu tendue, elle lui annonça :

— Delfina est partie. Elle ne travaille plus dans le café maintenant.

Daisy s'attendait manifestement à cette nouvelle, car son visage restait impassible et cela étonna celle qui dirigeait l'établissement.

— Tu le savais déjà, commenta Kirsten, affable.

En réponse, elle hocha la tête, les membres crispés dans une posture rageuse.

— Tu lui en veux ?

— Non, grogna-t-elle en réponse. Je pensais qu'on était amie, donc j'espérais avoir des nouvelles, mais... Je sentais qu'il y avait quelque chose. Sixième sens ou non, je savais qu'elle donnerait sa démission dans les prochains jours.

Kirsten releva un sourcil cette fois-ci surprise et Daisy l'ignora. Elle devait continuer sur sa lancée. Il fallait qu'elle recueille le plus d'informations possibles. Le sentiment tapageur d'urgence qui radiait contre ses tympans faisait ciller ses orteils. Elle ne pouvait approfondir et inspecter de la nature de ses visions, car la dénommée Delfina avait disparue, laissant contre la peau moite de la jeune femme, un sentiment pressant de vie ou de mort. Elle n'en comprenait pas encore la raison. Ses capacités se développaient avec une lenteur torve et bien qu'elle soit une déception constante dans sa famille de renommée de sorciers, elle savait ressentir certaines choses. Delfina avait déclenché une source chez Daisy. Des sensations oubliées, qui maintenant, flottaient contre le bout de ses doigts et rêvaient de pouvoir s'échapper à l'air libre. De vivre.

— Est-ce qu'elle t'a donné une raison à son départ soudain ? Des indications ? apostropha-t-elle avec saccadée.

— Non.

Daisy jura dans sa barbe et sa patronne amorça un mouvement pour la rassurer. La main plaquée contre son épaule, elle lui offrait un sourire timide, presque reconnaissant. La rousse compris. Kirsten avait peur de perdre une seconde employée et commençait à remettre en doute les raisons du départ de la mystérieuse Delfina. Les bras plaqués contre le comptoir massif, les yeux abaissés, la jeune femme observa pour la centième fois le message qu'elle avait reçu de son amie quelques heures plus tôt.

« Daisy,

Pour des raisons personnelles, je ne pourrais plus travailler au petit Café et je ne sais pas si nos chemins se croiseront de nouveau. J'espère ne pas causer de trop gros conflits par mon départ soudain. Je te souhaite le meilleur dans tout ce que tu entreprends et surtout, Daisy, continue d'oser, c'est ce qui fait la force de toute chose.

Ps : Ma demande va te sembler étrange, mais pour les prochains jours, assure-toi de ne pas être suivie. Rentre chez toi s'il le faut. Et si tu aperçois des phénomènes étranges proches du Café Chic ou que tu te sens en danger, je te laisse ma pierre Améthyste. Kirsten te la donnera. Je l'ai laissé à tes bons soins. »

Kirsten, sous la curiosité, se pencha pour voir ce que son assistante se bornait à observer. Elle releva sa figure pour croiser les iris vertes de Daisy. La mine déconfite, la jeune femme se rongeait les ongles. Que se passait-il ?

— Est-ce que tu saurais si elle avait des problèmes avec certaines personnes ? Ou des troubles ... mentaux ?

La rousse grimaça sous les paroles de la blonde et détourna le regard, irritée. Elle se contenta de rester silencieuse. De toute façon, que pouvait-elle répondre à Kirsten ? Les humains ne connaissaient pas les propriétés des dangers qu'encouraient les êtres paranormaux. Comment le pourraient-ils ? Coincés dans une bulle isolante, les membres de cette espèce ne prenaient conscience que le monde miroitait de bien plus d'aspects lugubres que les faits ennuyants de la vie humaine.

La gérante des lieux lui tendit un petit écrin gris. À l'intérieur se retrouvaient de petits sacs en velours couleur lilas. Daisy, le cœur battant fort contre ses tempes, se contenta de refermer le coffret et de le loger sous son aisselle. Delfina lui avait légué du matériel de protection, elle le sentait par les herbes odorantes et l'éclat des pierres traversant les tissus doucereux. Son ancienne camarade était-elle une sorcière, comme elle ? Non. Daisy tiqua, les sourcils froncés.

La voix d'une journaliste fit écho dans la salle, la sortant de ses pensées. Le grand écran plasma enfoncé dans le mur en placo du restaurant grésillait sous la fréquence. Se rapprochant de la télévision, Daisy écouta les informations.

— À 17h, hier soir, la police a identifié et retrouvé le corps d'une jeune femme âgée de 19 ans dans le parc de Chicago à Promontory Point. La victime présentait de graves blessures, ressemblant à des morsures. Les médecins pensent que la mâchoire d'un gros chien ou d'un loup aurait pu causer le décès de la victime. [...]

Daisy se déconnecta de la réalité. Promontory Point. C'était juste à côté du Café Chic. Le message de Delfina, frappeur par sa finesse, lui tordit les entrailles. Elle déglutit avec difficulté. Son amie se doutait que quelque chose se produirait. Comment le pouvait-elle ? Daisy n'avait pas l'impression que son ancienne camarade avait la vue d'une Wicca, aussi appelée voyante par les Sans Dons ou pouvoir d'oracle. Mais s'il ne s'agissait pas d'une capacité qui lui permettait d'entrevoir l'avenir, comment ? Et pourquoi avoir fui ?

Trop de questions et pas assez de réponses, songea la rousse, un doigt grattant l'arrière de son crâne.

— C'est horrible, souffla Kirsten en observant toujours l'écran plasma qui relatait la terrible mort d'une jeune adulte.

Un silence s'ensuivit, tendu.

— Nous fermerons plus tôt aujourd'hui, conclut la patronne en revenant à son poste de travail.

Même les Sans Dons pouvaient sentir les signes de noirceur. Des loups à Chicago ? C'était impensable.

— Je m'inquiète pour elle, chuchota Daisy, son regard absent fouillant le restaurant, comme pour se gorger de sa présence.

Quelques clients sirotaient leurs boissons et mangeaient avec plaisir leurs repas. La rousse grimaça, agacée. Tout le monde agissait normalement, comme si le départ de Delfina ne signifiait rien et comme si le meurtre plus qu'étrange, à quelques rues d'ici relevait de la banalité de la vie humaine. La colère pulsait contre les pores de sa peau. Pourquoi Delfina était partie de manière impromptue ? Et sans lui dire au revoir ? La blonde s'était montrée discrète, comme si se fondre dans la masse était une formalité urgente.

Kirsten s'approcha de sa personne et lui frotta l'épaule droite en lui renvoyant un pâle sourire, puis se posta de nouveau à l'entrée du café. Sa patronne reprenait sa vie quotidienne en main, comme si son ancienne employée n'était qu'une fille parmi tant d'autres.

Les poings de Daisy se serrèrent. Delfina n'était pas comme les autres, c'était indéniable. La rousse le ressentait du plus profond de son âme, comme un appel. Elle le savait même. Depuis le début. Et cette attaque par un loup. Un vrai délire.

Daisy connaissait la vérité, sur le monde surnaturel, le côtoyant depuis la petite enfance. Et elle était persuadée d'une chose. Bien que les secrets de la blonde aux yeux roses restaient enfouis et qu'elle s'était éclipsée d'un claquement de doigts, son amie connaissait ce monde peuplé de créatures obscures. Et elle le fuyait.

La jeune femme l'avait vu dans ses yeux, l'effroyable crainte qui l'habitait, sans la comprendre. Son désespoir ne s'était jamais annoncé de vive voix, mais il se lisait dans sa gestuelle, sa posture et son aplomb en acier qui contenait les tréfonds de son énigmatique parcours de vie. Delfina le cachait à longueur de journée. Et Daisy dans ces moments-là, se contentait de sourire et de fermer les yeux, comme si son imagination lui jouait des tours. Elle avait agi comme Kirsten et tous les autres.

Mais plus maintenant, se promit-elle.

Elle pouvait alléger le poids de son amie et l'empêcher de glisser de cette pente fatale. Parce que peu importe où elle allait, on ne pouvait échapper à la communauté des surnaturels. Les prodiges sanglants de ce monde.

1- 𝑻𝑹𝑨𝑸𝑼𝑬́𝑬 : 𝑒́𝑐𝑙𝑜𝑠𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑒𝑠𝑡𝑟𝑢𝑐𝑡𝑟𝑖𝑐𝑒Où les histoires vivent. Découvrez maintenant