Grecka

.0.

—  Amiral Slate, vos recommandations ?

La voix tremblante de la vice-amirale Coro brise le silence qui s'est abattu dans le petit bureau de réunion jouxtant la salle des commandes. La présidente Andores s'est exprimée, le vice-président Harem également, ainsi que sa seconde. Ne reste plus que lui.

Le front de l'amiral se ride davantage. Depuis que la flotte a traversé un champ de débris il y a quelques années, le temps lui a semblé s'allonger, le poids des responsabilités plus lourd à porter. Et les choses n'iront sans doute pas en s'arrangeant lorsqu'il aura prononcé sa réponse.

À l'instant même où Julie Coro croise son regard nerveux, elle comprend qu'il n'en mène pas plus large qu'eux. Afin de lui laisser encore un peu de répit, les trois autres plus hauts dignitaires de la flotte se penchent sur la table tactile qui affiche une multitude de graphiques fluctuants, faisant un état des lieux précis de la situation. Critique. C'est le seul mot qui vient à l'esprit de la vice-amirale quand elle finit d'analyser une énième fois les données des rapports qui lui sont soumises.

—  On enclenche l'agreckissage.

La voix rocailleuse de l'amiral Gordon Slate claque dans le silence relatif dû au système de ventilation et d'oxygénation qui produit un bruit de fond permanent. Coro aimerait lui demander s'il est sûr de lui, mais ce serait le mettre dans une position encore plus inconfortable face à la présidente et au ­vice-président. Depuis qu'ils ont cinq ans, ils s'entraînent pour ce moment précis. Et si toutes les étoiles ne sont pas idéalement alignées pour démarrer la procédure, ont-ils vraiment le choix au regard de la situation ?

Le champ de débris qu'ils ont traversé six ans plus tôt a laissé des traces indélébiles sur l'ensemble de la flotte. L'Odyssée – qui se trouvait alors en tête – a été fortement endommagé, mais l'Énéide et l'Iliade n'ont pas été épargnés non plus. Au total, cette semaine-là, presque dix mille personnes trouvèrent la mort. Neuf mille cinq cent quatre-vingt-sept précisément, dont neuf mille une rien que sur l'Odyssée, se remémore l'amiral avec amertume. Un tiers des navettes de transports de la flotte fut anéanti également. Et sur les quatre réacteurs à fusion nucléaire principaux qui doivent tourner simultanément sur chaque vaisseau, deux ont été détruits sur l'Odyssée. Obligé d'activer le cinquième réacteur de secours pour maintenir la vitesse de croisière minimum afin d'atteindre leur objectif, le bâtiment fonctionne à régime réduit depuis cet incident. À bord, les tensions n'ont jamais été aussi vives et la menace d'une révolte jamais aussi proche de devenir une réalité.

—  Nous sommes donc unanimes ? demande la présidente Andores d'une voix plus fluette qu'escomptée.

—  Oui, répondent en chœur ses trois interlocuteurs.

—  Bien, alors je crois qu'il est temps d'assumer nos paroles. Amiral, après vous.

La présidente indique à Gordon la porte du petit bureau. Ce dernier expire une ultime fois avant d'appuyer sur le bouton d'ouverture. Plus question de faire machine arrière, maintenant.

Lorsque Slate pénètre dans la salle des commandes, le brouhaha ambiant s'interrompt aussitôt. Tous les regards sont braqués sur lui. Même si la présidente Andores aura toujours le dernier mot, la passerelle reste le royaume de l'amiral et tous les officiers présents répondent à son commandement. Par bienséance, plus que par protocole, Gordon Slate fait un geste de tête en direction de son pendant civil, invitant l'ensemble des personnes présentes à saluer Andores. Un sourire crispé sur les lèvres, elle lève la main afin de signifier aux officiers qu'ils peuvent rompre la position.

Un homme sort alors des rangs pour s'arrêter devant Slate. Le capitaine de vaisseau Eidi a pris ses fonctions il y a six ans, juste après la traversée du champ de débris. Malgré son jeune âge, Slate se dit qu'il aurait bien mieux rempli sa fonction que son prédécesseur pour gérer la crise.