Partie 2

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Je ne suis qu'un être ignoble. Un être répugnant qui aurait dû stopper cette mascarade lorsqu'elle avait débutée. Mais j'en avais été incapable. Bill me rendait fou d'amour, fou de désir, fou de plaisir. Quand son rire cristallin chatouillait mes oreilles, ou quand ses cris s'alliaient à mes gémissements rauques. J'aimais tout de lui. Mais il était parti. Des semaines s'étaient écoulées sans qu'il ne daigne répondre à mes sms. Puis des mois, & enfin des années. Six pour être précis. Alors que la plupart aurait sans doute pensé qu'une débordante facilité m'aurait permis de tourner la page, il n'en fut rien. Nuits & jours, je pensais Bill, je souriais Bill, je mangeais Bill, je dormais Bill, je vivais Bill. Évidemment, ma vie ne s'est pas arrêtée. J'ai continué à sortir, à voir mes amis, à rire avec eux. Parfois même, ils me permettaient d'oublier son image, l'espace de quelques minutes. Hélas, en rentrant chez moi, la nuit tombée, il hantait encore & toujours mes pensées. Où était-il ? Que faisait-il ? & avec qui ? Six putains d'années... & je demeurais ce crétin, amoureux d'un gamin sûrement déjà lassé par notre relation. Ça ne m'étonnerait pas que cette justification soit bonne. J'ai été gosse. J'ai été amoureux. Je sais pertinemment qu'ça ne dure pas. Qu'un jour, on s'échappe & batifole à droite & à gauche dans le but de découvrir d'autres choses. J'ai été le premier homme pour lui... mais ne serais jamais le dernier.


Leurs pas claquaient sur l'asphalte. Simultanément. Leurs téléphones étaient les prisonniers de doigts pressés de terminer au plus vite ce foutu sms. & de temps à autre, il amenait ce gobelet de Starbucks jusqu'à leurs lèvres. Deux rues les séparaient. Puis une seule. Puis quelques mètres. Une vingtaine, une dizaine, cinq, trois, un.
 
« Bordel !! Mais vous n'pouvez pas faire attention !, scanda le premier.
 
Désolé, je... Bill ?! »
 
La Terre s'arrêta de tourner. Les yeux dans les yeux, les hommes se regardaient & se souvenaient de tous ces instants passés ensemble. Devant eux se ravivait inexorablement la flamme des jours anciens. Leurs cœurs raisonnaient au rythme des tambours au sein d'une ville agitée & insensible aux retrouvailles de ces deux âmes-sœurs. Six années de séparation. Six années d'ignorance & d'interrogations. Après cette torture, n'avaient-ils pas le droit d'obtenir leurs réponses ? Jared les exigeait & les attendait avec une impatience indescriptible. Bill, en revanche, n'était pas certain de vouloir s'éprendre une deuxième fois de ce garagiste. Il l'avait aimé. Profondément. & il l'aimerait sans doute jusqu'à la fin de ses jours ; parce que c'était ça, le principe d'une âme-sœur. Mais sa souffrance l'avait dévasté au point de ne plus désirer ne serait-ce que frôler l'Amour du bout des doigts. Putain alors pourquoi le destin s'acharnait-il ainsi ? Pourquoi les réunir après tout ce temps ? Leur existence n'était certes plus la même ; tous les deux avaient vécu des choses capables de les changer à jamais. Malheureusement, c'était juste... trop tard.
 
« Dommage pour toi, on dirait que tu n'auras pas réussi à m'éviter jusqu'au bout.
 
- Jared, c'est pas c'que tu crois...
 
- Te fous pas de ma gueule.
 
- De nous deux, tu es celui qui s'est foutu de ma gueule. Mais j'n'ai pas quitté Los Angeles à cause de toi. Écoute, j'suis pas certain que ça ait encore de l'importance après tout ce temps mais, je peux tout t'expliquer si...
 
- T'as raison, ça n'a plu aucune importance, coupa Jared, foutrement vexé. À plus, Kaulitz.
 
& il entreprit de s'éloigner.
Mais ledit Kaulitz s'imposa & attrapa fermement le poignet de son ex-amant. À nouveau, leurs regards se croisèrent. & Jared sut qu'il serait obligé d'aller au bout de cette histoire, quelle que soit la tournure qu'elle prendrait. Au fond, il savait que son caractère & sa fierté ne l'aideraient en aucun cas à supporter cette trahison & qu'il en voudrait à Bill jusqu'à la fin de ses jours pour son comportement incompréhensible & imprévisible. Aucune excuse ne serait à la hauteur. Au nom de leur précédente histoire néanmoins, il lui donnait l'occasion de s'expliquer.
Ils empruntaient alors le même chemin jusqu'au bar témoin de leur première longue discussion ; ce soir où tout avait basculé. C'était presque inconsciemment & naturellement qu'ils entraient à l'intérieur, se posant ensuite sur le seul canapé de libre, au fond de la pièce.
 
« Deux cafés, s'il vous plait, commanda l'androgyne. J'n'ai jamais voulu partir, Jared. Mais quand on s'est rencontré, il y a énormément de choses qu'on ne s'est pas dites. & parmi ces choses, il y avait la maladie de ma mère.
 
- Je...
 
- Non, ne m'interromps pas... Tu vois, elle vivait avec cette putain de maladie depuis exactement quatre ans. Puis un jour, les résultats ont été plus que mauvais. C'était trop alarmant. Alors ma mère a décidé qu'on irait à New-York. Là où je suis né, là où elle a grandi, là où vivent ses frères & sœurs. Elle voulait partir en ayant vu sa famille, une dernière fois... J'avais mal. Je savais que ce jour viendrait mais putain j'espérais tellement que ça tarderait ! Évidemment, j'ai suivi ma famille. &...  je ne t'ai pas oublié pendant cette période. Jamais. Au contraire, penser à toi me donnait du courage... Mais mon frère, au courant de toute l'histoire, m'a interdit de répondre à tes appels. Il ne voulait juste pas que je souffre encore plus. Pour lui, c'était évident que jamais tu n'aurais quitté ta femme, il avait raison. & aujourd'hui, je comprends que tu ne l'aies pas fait, assura-t-il en riant, malgré ses quelques larmes. On ne plaque pas toute une vie pour un gamin de seize ans...
 
- Bordel, j'suis tellement con... Excuse-moi Bill. Pour mon attitude &, j'suis désolé pour ta maman.
 
- Merci. Mais, elle est mieux maintenant, j'en suis sûr. Sans traitement, sans rendez-vous à l'hôpital, sans douleur, sans peur... »
 
Inutile d'ajouter d'autres explications. Celles-ci ne relevaient que de la réalité, Bill ne mentait pas. & cela se voyait très certainement sur son visage vide d'expression malgré ses larmes. Pour les cacher au mieux, il amena sa tasse de café jusqu'à ses lèvres & but une longue gorgée de liquide brûlant. Mais rien n'y faisait. & puis, il n'en avait rien à foutre finalement. C'était sa vie, son destin. & le spectateur était Jared, un homme à qui il aurait tout donné. Il pouvait pleurer sans ressentir aucune honte.
 
« J'ai quitté ma femme, annonça Jared après plusieurs minutes de silence.
 
- Oh ? Quand ?
 
- Ça fait quatre ans.
 
- Tu l'as quitté donc... deux ans après notre histoire. J'pouvais attendre encore longtemps »
 
Cette ultime phrase jeta un froid autour de jeunes amoureux. Ni l'un ni l'autre n'enrichissait, ni même ne se défendait. Ils se contentaient de siroter nonchalamment leur café, jetant parfois quelques regards sur les alentours, comme pour tenter de définir une bonne raison à l'absence de paroles. Mais leur jeu d'acteur était d'un pitoyable sans nom. L'un comme l'autre demeuraient les victimes d'une vie qui s'était jouée d'eux au point de les rendre plus malheureux qu'ils ne le seraient jamais.
 
« Tu es de retour pour de bon ?, osa demander le garagiste.
 
J'en ai aucune idée. En tout cas, je vais m'inscrire ici à l'université, avec mon frère, peut-être qu'on repartira une fois notre diplôme obtenu.
 
- Ça ne sera plus jamais pareil, mh ? »
 
Un sourire teinté de nostalgie prit place sur les délicieuses lèvres de l'androgyne. Il pivota suffisamment pour se retrouver face à son ancien amant & déposa sa paume contre sa joue habillée de barbe. Instinctivement, leurs visages se rapprochaient. & tous les deux s'embrassèrent ensuite avec toute la tendresse que le monde habitait. Yeux fermés. Corps étroitement liés. Leurs langues jouaient ensemble, heureuses de se retrouver, heureuses d'être enfin réunis, heureuses de pouvoir continuer ce tango endiablé commencé de nombreuses années auparavant. & dans un bruit de succion apte à leur foutre des frissons le long de la colonne vertébrale, les deux hommes se séparaient. Les joues rougies, Bill baissa son visage puis esquissa un de ses sourires malicieux. Jared, quant à lui, saisissait le message : ça ne serait plus jamais pareil.
 
« Je t'aimerai toujours... », dirent-ils en même temps, sur un même ton susurré. 
 

♦ ♦ ♦

« Oh, tiens, salut Jared !, s'exclama l'étudiant.

Bonjour Bill, ça va ?

- Super, merci & toi ? Il faut que je te présente mon frère, Tom. & Tom, tu peux enfin mettre un visage sur ce prénom »

À plusieurs reprises, le destin les a réunis. Le temps d'un bonjour, d'un café. À vrai dire, tous les deux ne se sont jamais quittés. Ils se croisent, discutent & réagissent comme de véritables amis. Des amis que rien ne pourrait séparer, parce qu'ils s'aiment trop profondément pour que cela soit possible, & parce qu'on ne détache pas un lien infrangible. Pourtant, ni l'un ni l'autre n'a un jour retenté quoi que ce soit. Leur relation se complait ainsi, soigneusement charmée d'une complicité inexpliquée & inexplicable. Ils rient ensemble, se chamaillent, se disputent aussi de temps en temps.

Peu de personnes ont le bonheur de croiser, à un moment ou à un autre de leur vie, cette moitié si spéciale. Celle que l'on aimera quoi qu'il arrive. Celle que l'on ne laisse partir sous aucun prétexte. Celle pour laquelle il est inconcevable de se demander « & si ça ne marchait pas ? », car c'est foutrement impensable que cela ne fonctionne pas. Au fond, ces choses-là, on les sent au plus profond de ses tripes. Bill le ressent. Jared le ressent.

& ce fut peut-être pour cette unique & bonne raison qu'ils s'offrirent une dernière étreinte, pleine de passion, d'amour & de sentiments, s'endormant ensuite nus, blottis l'un contre l'autre. Cette nuit puait les adieux. & pour cause : le lendemain matin, Bill partirait pour la France. Paris était l'une de ses villes favorites & comme il venait d'y décrocher un contrat en tant que styliste, il ne pouvait qu'accepter. Malgré l'existence de Jared. Malgré l'amour qu'il éprouvait à son égard. Putain ce que les adieux furent déchirants. Des bras noués autour d'un cou. Des bras serrés autour d'une taille de guêpe. Des baisers déposés absolument partout sauf sur leurs bouches ardentes. & des déclarations à n'en plus finir. Leurs cœurs officiellement se décomposaient & volaient en éclat dans leurs cages thoracique.

« Je t'aime, Bill. Fais attention là-bas, souffla-t-il. Appelle-moi, tous les jours.

- C'est promis. Je t'aime aussi... Prends soin de toi &, sois heureux. Je t'en prie... »

Comment être certain que cette promesse allait être tenue, en mesurant l'intensité de leurs sentiments ?

Bill partit, finalement. Puis, Jared reprit le cours de sa vie, perdu dans les allées de son garage. Ils se téléphonaient. Beaucoup. Beaucoup trop, peut-être. Après quelques semaines en ville française, l'androgyne fit la connaissance d'un jeune mannequin sublime, mystérieux, célibataire. Cela rassura un peu le styliste qui, après plusieurs jours d'hésitation, accepta de se lancer. Mais ce n'était en rien comparable avec ce qu'il avait vécu quelques années auparavant avec le garagiste. L'ennui pointait sans cesse le bout de son nez, le frôlant avec son putain d'air machiavélique. Alors cette relation s'arrêta.

& pour la dernière fois, le destin s'en mêla.

Parce qu'il est impossible de séparer des âmes sœurs, quelques soient les moyens mis en œuvre. Ainsi, ni Alison, ni New-York, Ni Paris n'eut raison d'eux. Bill avait sans doute eu besoin de vivre d'autres choses, avec d'autres personnes. Juste pour avoir l'impression d'avoir vécu ne serait-ce qu'un peu. Puis ensuite comprendre que son cœur ne s'affolait qu'en présence de Jared. C'était ainsi, & ça ne serait jamais autrement. Ils s'aiment. Sans que personne n'ait un jour pu l'imaginer. Sans pouvoir l'expliquer. Pourtant, ils s'aiment comme personne ne pourra jamais prétendre avoir aimé.



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