Chapitre un

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Evenn,

__Pousse-toi de-là ! m'ordonne un robot en me bousculant.

Je perds mon équilibre et mes courses s'étalent sur le goudron humide. J'ai le temps de rattraper une pomme avant qu'elle ne tombe dans une bouche d'égout. Ce n'est qu'un fruit mais il m'a coûté cher et j'ai pris des risques pour l'obtenir. Les trois robots me reluquent en pouffant avant de reprendre leur promenade. Moi, je me relève, ramasse mes victuailles et reprends la route. Me rebeller me coûterait trop cher. Mieux vaut ravaler ma fierté.

C'est notre quotidien depuis dix ans. Aujourd'hui, c'est nous, les vulgaires objets destinés à l'exécution des tâches manuelles. Les machines ont investi nos maisons et jeté nos appareils ménagers. À la place, ils tiennent un humain à disposition pour nettoyer le sol, la vaisselle, le linge et j'en passe.

Ils nous ont fermé les écoles. Les plus chanceux d'entre nous réussissent à trouver un emploi en usine, ou dans un magasin. Les métiers aux connaissances plus poussées permettant d'accéder à du pouvoir ou de l'autonomie nous sont interdits.

Non, pardon. Les plus chanceux d'entre nous n'ont pas leur nom sur la liste.

__Comment s'est passée ta journée ? demande Khorben quand je rentre.

Il pose son livre, Farenheit 451, écrit par un nommé Ray Bradbury. Après l'invasion, les robots ont brûlé presque tous nos livres. Quelques-uns ont été sauvés. Ils représentent un trésor. Khorben a un réseau secret, un groupe de gens qui se prêtent des livres gratuitement. Pourtant, rien n'est jamais gratuit. Mais Khorben dit qu'un homme qui lit n'est pas avide. Il partage la connaissance pour l'amour de la connaissance.

Moi, je ne lis pas. Ça ne sert à rien. Mon père enseignait la littérature. Il a passé la moitié de sa vie à lire. Pourtant, il est mort comme les autres, le jour de l'invasion. Moi, je suis pour l'action.

Khorben me rejoint dans la cuisine pour m'aider à ranger les courses. La tâche est rapide. Il n'y a qu'un seul placard et peu de provisions. Les humains n'ont plus droit à l'électricité. On a donc jeté le réfrigérateur et le four. L'eau courante nous est accordée parce qu'on travaille au service des robots. On doit être propres sur nous.

__Comme d'habitude, dis-je, et la tienne ?

__Pareil.

Nous sommes plus bavards, d'ordinaire. Mais plus les semaines passent, moins nous avons envie de parler. La peur nous travaille. Le pire jour de l'année approche à grands pas. Tous les ans, à la date anniversaire de l'invasion, les robots publient une liste. En l'espace d'une semaine, les humains dont le nom figure dessus sont exécutés. Une convocation leur est envoyée. Ils ont sept jours pour se présenter d'eux-mêmes à l'abattoir. Si, au terme du temps imparti, ils ne s'y sont pas rendus, les robots vont les chercher pour les y emmener manu militari.

En temps normal, il est très difficile d'aller au-delà des frontières parisiennes. À l'approche de la liste, les mailles se resserrent et il est impossible de passer au travers. Des humains ont déjà tenté de fuir. Pour donner l'exemple, les robots les ont brûlés sur la place publique. Ça dissuade.

Jusque-là on a eu de la chance, Khorben et moi. Mais je refuse de compter sur la chance pour survivre. On doit trouver un moyen de renverser ces machines.

__Tu as trouvé des fruits ? s'étonne Khorben.

Je lui réponds par un clin d'oeil.

__Evenn, tu ne peux pas te permettre de prendre des risques pour quelques plaisirs futiles. La survie, c'est la seule chose qui compte.

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