Je sortais de ma chambre d'un pas plus rapide que d'ordinaire, les poings levés en l'air surmontés de doigts d'honneur à l'intention de mes aïeux qui devaient s'offusquer dans leurs tombes. Je traversais le long couloir et descendais le grand escalier pour emprunter la porte de derrière qui était dissimulée derrière une tapisserie florale, et m'engageais dans l'arrière-cour. Mes bottes en cuir martelaient vivement le gravier blanc qui recouvrait le petit sentier longeant les murs du manoir, et surprise par le bruit de mes pas qui sonnaient trop précipités à mon goût, je ralentis la cadence automatiquement, réajustant la polaire que j'avais enfilé sur le chemin. Lorsque je tournais au versant Ouest, le nouveau apparut devant moi, toujours sous ma fenêtre. Il se retourna et je le rejoignis, le pas sûr et l'air ennuyée. Je m'arrêtais un mètre devant lui, fixant notre première limite. Il me souriait toujours, et désigna de sa main le grand Saule pleureur qui protégeait le kiosque.
-" Ça vous dit d'aller par là ?
-" Je m'en fiche.
Nous nous dirigeâmes alors vers le grand arbre, et je me sentis bizarre, repensant à plus tôt lorsque je m'étais sentie triste de ne pas être là où je me trouvais en ce moment; en train de marcher aux côté de ce type dont j'ignorais encore le nom. Cela m'agaça qu'il connaisse le mien. Il sembla lire dans mes pensées, car il se présenta aussitôt:
-" Je m'appelle Henri, Henri Estrada, dit-il en me tendant sa main.
Je regardais un instant cette dernière, puis la serra; elle était épaisse et chaude, une poigne réconfortante. Le genre de main vertueuse qui aidait les autres. Je glissait rapidement la mienne dans ma poche, toujours la chaleur sur ma peau. J'étais trop fleur bleue, et j'avais intérêt à me reprendre sur-le champ.
-" Vous êtes censé me coller combien de temps ?
-"J'ai signé un contrat d'un an avec possibilité de prolongement, répondit-il. Même si je vous agace, vous m'aurez sur le dos jusqu'à Noël prochain.
Je m'arrêtais, choquée. Un an ?! Il y a encore quelques heures, on m'annonçait que mes parents ne partaient que pour quelques semaines, qui se transformaient maintenant en une année entière ? Henri s'arrêta à son tour, troublé par ma surprise.
-" Vos parents ne vous ont pas informé...?
Je repris le chemin, abasourdie, mais tentais de reprendre une certaine contenance.
-" Cela n'avait pas encore été mentionné, répondis-je simplement. Mais ne vous faites pas d'illusions; si vous devenez trop collant, je vous vire.
Il se paya un rire franc qui me décontenança; j'ignorais que l'on pouvait rire aussi facilement, et surtout, je ne voyais pas en quoi ce que je disais était drôle.
-"Je suis très sérieuse, Mr Estrada, répliquais-je en grinçant des dents.
Il secoua ses épaules, qui paraissaient plus larges que je ne l'avais imaginé.
-" Je vois bien ça, oui, répondit-il. Je ne me moquais pas, je vous assure. Afin de faciliter notre bonne entente, j'aimerais vous demander si vous aviez quelques instructions particulières ? Y a t-il des choses que vous tenez à préciser ?
Je fût prise de court et commençais à marmonner;
-" Primo: au moins un mètre de distance entre nous; je ne veux pas vous sentir me coller comme un chaperon, je tiens à ma liberté de mouvement et je n'apprécie guère me sentir étouffée. Deuxio, vous n'avez rien à faire près de ma chambre, et je ne veux pas vous voir dans mon couloir. Tertio, je prends mes repas seule, vous aurez votre place avec les autres employés dans la cuisine. Et ensuite... eh bien, je dirais que grosso modo, vous n'êtes pas obligé de me faire la conversation, et j'apprécierais que vous vous gardiez de commenter ce que je ferais, ou de me donner des ordres. Je ne vois même pas ce que vous faites ici, et je peux vous dire que votre présence n'est en aucun cas nécessaire de mon point de vue. Mes parents ont tendance à se monter la tête quand à ma sécurité ou mes faits et gestes... Le reste, on verra plus tard.
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Juste nous et personne d'autre
General FictionLe départ soudain de mes parents pour un étrange voyage d'affaire à la destination inconnue et la venue du nouveau garde-du-corps Henri au passé brumeux secoue le quotidien morne et monotone du manoir. D'étranges conversations secrètes font surfaces...