Chapitre 1: la jeune fille à la licorne

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Je m'étais souvent demandé comment vivre ma vie comme je l'entendais. Comment me défaire de ce que j'étais et de ce qu'on voulait que je sois. Chose pas facile pour ne pas dire impossible, bien que je ne sois pas d'un caractère malléable qui se laisse facilement démoralisé; Mais la famille détient un pouvoir, un contrôle qui dépasse la persuasion. Vous avez beau vous démener pour gagner un semblant de liberté, une emprise aussi forte détenue par vos deux géniteurs vous tireras toujours en arrière, là où ils le veulent. Pour ma part, ce qu'ils voudraient de moi est d'être une digne héritière manipulable, une machine à fric bien mariée et soumise à un époux important dont la fortune redorerait le blason de l'entreprise familiale; Kingwell's excells. Fournisseurs de matériel de sellerie haut de gamme et dresseur de chevaux depuis 12 générations. Mes parents, Sir Eustace et Lady Margaret Kingwell, fervent partisans de la Couronne et nobles de haut rang, avaient avant même ma naissance planifié ma vie entière; cours d'équitation, de langues étrangères, de latin, de grec, études d'économie et de gestion, études de droit... j'étais née afin d'accomplir ce qui était nécessaire pour le bien de notre lignée. Bien sûr, ils auraient préféré un garçon, mais s'étaient vite remis de leur déception en se disant qu'au moins, je rapporterais du prestige en me mariant. Mais tout cela était sans compter ce que je désirais. J'étais une enfant trop petite, pas assez intelligente et insoumise; un véritable cheval fou, comme mon père se plaisait à grogner de temps en temps. Et il n'avait pas tort; j'étais enflammée par un désir profond de liberté, contrariée par tous leurs ordres, rongée par la soif de partir loin de cette vie qui devait être la mienne. Black Beauty  dans toute sa splendeur. Je me refusait à me plier devant la morosité des jours futurs, cherchant sans cesse une échappatoire vers la douce lumière d'un quotidien normal. Aller marcher dans la rue au milieu du tourbillon de passants, porter à bout de bras des sacs de courses pesants sans avoir un majordome à mes côtés, m'inquiéter de mes fin de mois, viser le chiffre rond à la pompe à essence, avoir une petite tirelire qui se remplissait de quelques shillings tout en rêvant de cette maison sur la plage, où je passerais mes dimanches matins à longer la côte embrumée par la grisaille, un vieux chien un peu pateau jappant derrière les mouettes. Des projets simples d'une vie simple à passer seule ou entourée, dans l'incertitude de chaque lendemain. J'en rêvais, mon dieu, j'en rêvais. Puis la réalité me rattrapait, et j'en retournais à mon quotidien tracé pour un monde d'une tout autre nature.

Il était sept heure du matin et j'ouvrais les yeux, réglée comme une horloge. La pénombre de ma chambre silencieuse m'accueillait d'une voix froide, sans me donner envie de me lever. Le corps immobile de ma table de nuit portait la lampe de chevet que j'allumais machinalement, avant de me redresser dans l'empêtrement de mes draps blancs, enchevêtrés en une masse froide et lourde qui pesait sur mes jambes nues. Je scrutais la porte en face de moi, un filet de lumière s'étalant sur mon tapis persan où traînait un tailleur crème roulé en boule au pied de mon lit. Je me levais et m'avançais vers mon dressing , sans jeter un œil à mon reflet passant dans le grand miroir surplombant ma commode. Je posait lentement mes yeux sur la file de hauts pendus comme des corps sans vie, m'arrêtant sur un pull de laine noir, repartant jusqu'à un col bateau en satin bleu, finissant sur une chemise à manches bouffantes au col amiral. Je détachais le pull et embarquait avec lui un pantalon en tweed gris, avant de me diriger vers l'étalage de chaussettes ternes; une paire basse et blanche disparût bientôt de son emplacement, laissant place au vide. Quelques minutes plus tard, habillée et un coup d'eau froide passé sur mon visage terne, j'ouvrais mes volets pour inonder la pièce de la faible lueur blanchâtre du ciel, dont le timide soleil n'osait encore laisser paraître ses rayons. La brise gelée du matin caressa mon visage frissonnant, ma respiration calme marquée par de petits nuages de buée s'évaporant dans l'air. Tournée vers l'ouest, ma chambre surplombait l'immense jardin austère dont seul le squelette translucide de la verrières habillait le parc, où les longs chemins de graviers aux allées bordées de buissons taillés au millimètre dessinait de grands carrés sombres de pelouse. La rosée scintillait dans un éclat faible, d'où s'élevait une brume tracée au pinceau, cachant les silhouettes élancées des platanes encerclant la propriété tel des gardiens fantomatiques; une bien belle vue qui rendait le bilan de la journée à venir; "mortelle". Le parfum des feuilles mortes et des rosiers gelés escalada la façade de pierre jusqu'à mon nez puis prit place dans la pièce. Je m'éloignais du bord et sortais en fermant la porte à clé, le corps déjà transit par le froid automnal. je longeais le long couloir tapissé de moquette rouge, seulement habillé par de grands cadres en bois de chênes où les visages de mes aïeuls me regardaient passer avec dédain et autorité; la grande arrière-tante Mary McCarthy avec son corset noir orné de dentelle et ses épais sourcils, tenant en sa main la sainte bible donnait l'impression de vouloir nous taper avec la reliure en cuir, tandis que le vieil oncle Phileas Michelson, droit comme un piquet, son corps longiligne fourré dans ses apparats militaires tâtait de sa canne en bois ciré le riche tapis perse d'un bureau sombre, sa figure toute aussi longue tournée vers moi dans un éclat de sévérité. Plus loin, et toujours côte à côte, les arrières-arrières-arrières grands-parents Kingwell étalaient leur grandeur de jadis dans leurs vêtements les plus somptueux, arborant parures et fourrures d'hermines, robe à colifichets et chemises de soie. Le regard sinistre (un propre de notre famille) et les lèvres pincés comme s'ils eût voulus étrangler le peintre, mes ancêtres jugeaient de leur menton hautain le petit être faible et révolté que j'étais, leur visage de peinture prenant vie pour se moquer de moi;

Juste nous et personne d'autreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant