Les premiers rayons du jour venaient à peine de naître, je ne m'inquiétais pas encore de votre absence.
Je déambulais seul, au cœur des rues désertes, avec aux lèvres le souvenir vaporeux d'une nuit sans lune, sans étoiles et sans sommeil. Je crois bien que je me suis réveillé ici, dans le creux d'un pavé. J'ai dû dormir par terre, ou contre un arbre, que sais-je, je n'ai ni le souvenir d'un lit ni celui d'un toit, rien que le bruit sourd de la pluie, sans odeur, sans chaleur. Je suis seul dans ma rue et je sais qu'il a plu.
Je suis l'ultime fidèle à passer des nuits blanches pour contempler le réveil du roi. Son œil unique émerge des abîmes, lentement, ses longs cils dorés s'éparpillent en tous sens. Je m'agenouille sous le regard perdu du roi de notre monde, qui voit tout mais ne regarde rien, qui aime sans juger tous ses enfants, d'un identique amour. Il voit son monde mourir et ferme chaque jour son œil en espérant l'ouvrir sur un plus beau spectacle. Je serai stupide de croire qu'il l'est et fou d'espérer comme lui, alors je le regarde dans sa routine rousse.
Chaque jour mon regard descend ses fleuves impassibles qui traversent les vitres sales des ateliers d'artistes qui peuplent ma ruelle. Le roi envoie sa garde matinale, lui qui est maître du temps il tend à contrôler l'espace. Cette armée de rayons, qui s'étaient inclinés des années durant, figés dans la morne exemplarité de leur comportement, venait de rencontrer l'obstacle qui devait les changer à jamais. Le verre brise la raideur de ces longs filins d'or, minuscule étincelle dans le coeur de mille et un gamins qui, sous l'effet de leur propre effusion, s'entre-tordent le cou. Les voilà ondulant, chaleureux : les rayons font l'école buissonnière. Brouhaha silencieux des spirales d'avoine, maelström turbulent de tous ces champs de blés, à travers mille turbulences la lumière que l'on voit est devenue la lumière que l'on sent. Dans tous les sens du terme. C'est le nez en premier qui remue, car sur leur chemin ils ont éparpillés les miettes du pain chaud qu'ils emportent pour venir. Puis c'est la peau, le corps qui les sent s'allonger tranquillement contre les bras, passer en slalomant entre les poils qui se hérissent à leur passage.
Je tentais difficilement, en descendant les pas de leur lueur dans l'espace, de glisser un regard entre les auréoles blanches que l'averse de la veille avait laissé sur les vitres. Une nuit agitée avait donné naissance à une gigantesque armée morte, massacre magnifique, dévoilant au matin les têtes décapitées, innombrables semblait-t-il, d'une armada angélique : un millier d'anges spadassins, des archanges généraux, une infinité d'infanteries de saints aux noms imprononçables, et parsemés parmi ces corps sacrés, les quelques dépouilles divines de déités suprêmes qui m'étaient inconnues. L'averse n'épargna personne et le soleil venait brûler les corps.
Mes yeux poursuivaient leur pèlerinage au coeur de l'hécatombe, se demandant qui cette armée infinie avait pu combattre avec autant de rage : Le soleil ou la nuit? J'aurai pu conclure de leur victoire ou de leur défaite et les célébrer correctement. Mais mes questions perdirent leur sens le long de mon chemin. Il ne régnait plus, sur le champ de bataille, qu'une simple odeur de sel - à croire que dans la vie comme dans la mort les anges sont moins putrides que les hommes - et je me décidais à laisser derrière moi ceux qui, peut-être, m'avait sauvé cette nuit.La plupart des habitants de la rue étaient des artistes. Il y avait donc, déposées sur le sol, contre les murs, des toiles complètes ou non, parfois totalement vierges, jetées dans le vide comme l'encre d'un stylo frappé d'inspiration, des affiches de théâtres, des textes éparpillés, que les uns écrivaient dans le but que les autres les apprennent et les jouent et les rejouent à l'infini. Et c'est précisément là que se trouvait tout l'intérêt de nos entrevues secrètes. Certes les voir aller et venir chez eux, entrer puis sortir pour recommencer encore et encore, avait tenu pendant quelques temps lieu de spectacle principal mais je m'étais vite lassé de ces mouvements répétitifs pour me plonger plus profondément dans ce que ces allers-retours incessants avaient pu laisser derrière eux. Je pouvais ainsi passer des heures, faisant mines de traverser la rue, à observer quelques étudiants de théâtre faire et refaire mille fois leurs scènes. J'inventais leurs dialogues aux vus des humeurs que leurs visages indiquaient. Peut-être est-ce ainsi que j'approchais, pour la première fois, le vaste monde de la littérature : par la porte dérobée d'un théâtre clandestin. J'étais donc la seule audience d'une troupe d'acteurs ratés, seul spectateur de tous ces inconnus qui répétaient dans le théâtre de mon enfance.
Je n'applaudissait jamais. Peut-être parce que j'avais en face de moi de piètre acteurs qui ne me faisait ni rire, ni pleurer, ni même ne me mettaient mal à l'aise. Ou peut-être parce qu'il n'y avait jamais de fin, juste des pauses. Des prises, des reprises. L'un se trompait dans son texte, l'autre n'arrivait pas à trouver le bon ton, ni le bon geste. Leur monde entier s'arrêtait à la moindre de leurs erreurs. Toutes les respirations se coupaient en cœur. Puis, l'erreur corrigée, on pouvait reprendre sa respiration, chacun son tour. Ces instants de rattrapage étaient nécessaires car le théâtre est une amie cruelle. Elle vous donne toute les joies du monde, elle vous enivre de mille drogues différentes et vous promets ses longs draps rouges à toute heure du jour et de la nuit. Puis le piège se referme. Vous titubez car vous êtes gris depuis un peu trop longtemps et elle vous coupe la jambe, pour vous mettre à genou. Personne n'échappe à son entrave.
Celle qui m'avait ouvert les portes de la littérature se révélait être un monstre sanguinaire et par peur je tentais de trouver refuge au près d'une meilleure compagnie. Longtemps j'ai erré seul.
Lorsque les pièces se finissaient, ou du moins s'interrompaient suffisamment longtemps pour que je puisse m'intéresser à quelque chose d'autre, mon regard se perdait dans les recoins de leurs petits appartements. Il s'arrêtait parfois sur une peinture à moitié finie, ou à moitié commencée, sur une toile vide, parfois déchirée et parfois réellement vide. J'avais devant moi un cimetière de mondes détruits. Rares étaient les pièces complètes. Elles n'en étaient que plus intéressantes car il y avait là des univers entiers, pleins de tout leurs mystères, toutes les lois y avaient été soigneusement établies et tous les monuments correctement érigés.
Ainsi, je pouvais choisir, selon mon humeur, l'exploration qui me convenait le mieux : celle d'un monde en friche dans lequel je parcourais les quelques mètres que son espace avait à m'offrir avant d'arriver au bord d'une falaise donnant sur le vide pour y découvrir toute la beauté du désespoir, ou bien celle d'un monde sublime de toute part, mes yeux ne sachant où ni quand s'arrêter.
Je passais mes journées à dilater l'espace exiguë de ces toiles minuscules dans lesquelles se cachaient des royaumes infinis. Une fois l'espace et le temps déchirés, j'étais libre de déambuler dans d'immenses palais de marbre et d'or. Il y avait, au travers des allées qui semblaient s'entrecroiser sans fin, des sortes de grands carrés abritant une faune et une flore à chaque fois nouvelle. On pouvait y trouver des animaux qu'on ne voit que dans les livres pour enfant, des arbres aux noms imprononçables faisaient pendre langoureusement leurs fruits déformés sur lesquels suintaient la liqueur de leurs entrailles qui présageaient déjà un goût insoupçonné. Les passiflores grimpaient le long des murs, accordant le bout de leur doigts effilés au premier brave qui se pencherait par sa fenêtre. On voyait par moment passer l'ombre imposante de quelque grand félin qui régnait en despote conciliant sur cette jungle reconstituée. Ces milliers de jardins suspendus dévoilaient par endroit des fontaines blanches arborant des statues de dieux grecs. Et je m'imaginais artiste. Je donnais en pâtée ces mondes à mon esprit oniriphage, j'avais grand appétit. Je me voyais seul, entouré de toute les beautés du monde. J'aimais, j'étais aimé. Sentiment de plénitude volé à l'imbécile qui n'aurait pas du s'absenter et laisser tant de merveilles sans surveillances. Je volais presque. Puis le rêve digéré, je m'asseyais en silence, quelque part et j'attendais que la fatigue d'avoir englouti un univers s'estompe.