31 Mars 1994- Parc national
~Un ami,rien n'est plus commun que le nom,rien n'est plus rare que la chose.~
Elle était assise dans le bac à sable comme si elle avait cinq ans. Des mèches blondes aux racines brunes s'échappaient de son chignon et se permettaient de voltiger autour de son visage pâle et laiteux. Elle me fait signe d'approcher et je m'accroupis à sa hauteur. Pourquoi s'habille-t-elle toujours en noir? Une question qui me taraudait l'esprit depuis note plus tendre enfance. Elle pose ses yeux bleus translucides sur moi et étire ses fines lèvres. Cette fille me fascine. Elle avait emménagé près de chez moi. On avait sept ans quand on s'était rencontré. Elle avait emménagé près de chez moi le 28 Janvier 1984. Je m'en souviens encore. Je marchais avec la sucette que j'avais volé chez un vendeur ambulant quand je l'ai vue. Elle était sur un petit vélo rose et ses cheveux -plus bruns qu'actuellement- volaient au vent. Elle a toujours eu la chevelure soyeuse et légère qui se mouvaient au moindre coup de vent,raison pour laquelle elle la nouait souvent avec des élastiques colorés. En prenant un virage, elle avait perdu l'équilibre et sans réfléchir, j'avais couru pour lui porter secours.
" - Tu es blessé? "
Les larmes au coin des yeux, elle se leva puis sourit en remuant la tête pourtant j'aperçois un moment le sang sur son genou écorché. Je déchirai un bout de tissu de ma tunique et sechai sa plaie avec ma salive puis nouai le tissu autour du pied.
" - Le vélo c'est toujours comme ça! On a mal et puis après c'est facile dis-je en lui souriant"
Elle me rendit un sourire beaucoup plus magnifique que le mien. Je ne faisait que répéter des phrases que j'entendais, j'en avais rêvé quelques fois mais je n'avais jamais eu de vélo. J'essuyai mes mains collantes avant de lui tendre la droite. Elle regarda ma main comme une chose étrange puis sourit en déposant la sienne. Sa peau était douce,pas rugueuse comme la mienne. Elle ne devait pas avoir l'habitude de grimper aux arbres.
" - C'est quoi ton nom? demandai-je
- Je peux pas te dire
- Pourquoi?
- heu..hum...je sais pas..on m'a juste dit ça"
Elle avait de beaux souliers. J'en voulais des pareils mais je n'allais pas les lui voler. Je savais que ce n'était pas bien, on me le répétait souvent. Je ne parlais plus. Son visage était redevenu impassible. Mon ventre gargouillait. La sucette n'avait pas suffi à apaiser ma famine.
" - Tu as faim? reprit-elle
- Un peu "
Elle se dirigea en boitant vers le panier devant son vélo. Un panier blanc d'où s'évadait la tête d'une poupée. Ah les poupées... elle fouilla à l'intérieur et y sortit un bout de pain et me le tendit. Mon visage s'illuminai. Elle me donna aussi un morceau, un bloc beige donc je sus plus tard que c'était du fromage. C'était bon. Tellement que j'en oubliai presque que je devais en garder pour le lendemain. La petite fille se contentait de me regarder avaler avec gourmandise.
" - C'est bon? me questionna t-elle quand j'eus terminé
- Merci."
C'est tout ce que j'avais à dire. Elle baissa la tête.
" Tu es pauvre? lacha t-elle presque dans un murmure "
Elle l'avait posé simplement, comme si ça se disait. J'étais encore jeune mais cette question m'avait ébranlé à tel point que je n'en avais pas dormi. Sur le moment je haussai simplement les épaules comme si je ne savais pas ce que cela signifiait. Comme si la misère m'était un monde inconnu alors que je m'y baignais chaque jour.
" - Tu es gentille. dit-elle tranquillement
- C'est vrai ? "
Elle hocha la tête. C'était bizarre de l'entendre d'une autre bouche que celle de ma mère. Le plus souvent c'était "voleuse".
" - Tu veux être mon...amie? demanda t-elle après quelques minutes d'hésitation"
"Amie?". Comment voulait-elle qu'on soit amis si j'ignorais jusqu'à son nom. Je ne savais pas vraiment ce que c'était l'amitié. J'avais des "amis" avec qui je grimpais et jouais aux matadis et à la marelle. D'autres qui volaient aussi et qui me montraient comment utiliser un couteau. Les amis c'est bien, ça fait rire. Ça fait oublier qu'on a faim. Et puis elle serait mon amie qui me donne à manger alors j'accepte. Il commençait à faire chaud. Il fallait que je rentre. Je m'apprêtais à lui dire au revoir quand une voix rauque me fit sursauter. "Sally! Sally! Ma chérie!" criai le monsieur qui avait les yeux braqués sur mon "amie". Elle se retourna et il la prit dans ses bras.
" - Tu vas bien ? J'ai cru que tu avais disparue dit-il doucement
- Je suis tombée. C'est elle qui m'a aidé Papa. retorqua Sally en me pointant du doigt
- Tu t'es fait mal ? s'inquiéta l'homme qui venait de me remarquer
- Un peu. Elle m'a guérie. Regarde. fit-elle en montrant le bout de mon vêtement
- Tu ne devrais pas rester avec les gens comme elle. Viens on s'en va.
- Mais Papa..
- Ne discute pas."
Il la tira d'une main et s'empara du vélo de l'autre en me lançant un regard qui me fit froid dans le dos. Au loin je l'entendais réprimander la fille. "Tu nous as fait peur"..."Dorénavant tu ne t'eloignera plus"... "Dès qu'on rentre, tu me retires ce chiffon".
Je les regardais,interloquée. C'était quoi "les gens comme moi"?
Ça faisait dix ans que l'on se connaissait et elle n'avait pas changé. Elle s'était arrêté de grandir en chemin comme si elle savait qu'au bout du tunnel, tout était sombre. Elle ne parlait pas beaucoup avant mais ce mutisme s'était amplifié avec l'âge, moi je lui contais les histoires de l'Afrique parce que ça l'apaisait quand elle allait mal avais-je remarqué. Chaque fois qu'elle venait vers moi, l'expression de son visage semblait s'assombrir. Elle se rebellait contre sa famille pour me voir. Je m'approche d'elle et elle me tend une poignée de sable. Je ne comprends pas vraiment. Son regard d'enfant a l'air changé aujourd'hui. Elle paraît porter le germe du changement. Un changement troublant et négatif et ça me fait peur. Je m'assoie aussi dans le bac et les enfants tout autour nous regardent sans comprendre.
" - Tu ne vas pas bien? finis-je par lui demander
- Raconte moi une histoire Milandou"
Milandou c'est moi. Je choisis l'histoire du "Miroir Noir" que ma mère me racontait puis je chantonne une comptine de mon pays. Elle ferme les yeux et se laisse emporter par l'imaginaire.
Quand elle reouvre les yeux, il y a des perles brillantes au coin de ses yeux.
"Maman est morte. Il y a deux semaines"
C'est la première fois qu'elle me parle de sa mère. Je ne l'ai jamais vu. Sally ne me parlait que de son père qu'elle n'aime pas et qui veut contrôler toute sa vie. Je ne sais pas quoi lui dire et observe un moment le bout de ma tunique attaché à son poignet.
" - Elle te manque? "
Je l'avais posé simplement, comme si ça se disait. Sur le moment elle hausse simplement les épaules comme si cela ne lui embêtait pas tant que ça. Comme si je n'avais pas vu dans ses yeux, le trou naissant dans son coeur que rien ni personne ne pourrait plus emplir.
J'entrelace ses doigts entre les miens, créant un contraste qui nous fait sourire toutes les deux.
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Et si...?
RandomLe soleil se lève et des milliers de visages apparaissent. Certains disent oui. D'autres répliquent non. C'est le doux et triste constraste de la dualité.