A nos années lumières

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La première fois que je suis montée sur le toit, j'avais huit ans.

J'avais suivi Jesaïa en secret, parce que la suivre, elle m'en donnait jamais le droit. Je l'ai regardé sortir par la fenêtre de sa chambre, emprunter l'escalier de secours de l'immeuble en tirant son chevalet derrière elle, ses pinceaux et tout son attirail qui s'entrechoquait et qui faisait un vrai boucan.

J'ai râlé pendant tout son trajet, je l'ai rejointe et j'ai dit qu'il fallait prendre l'ascenseur, mais elle a dit que non ça ferait trop de bruit. Elle m'a même pas disputée, elle m'a juste répondu d'un air distrait, alors j'ai continué à monter. Avec nos petites jambes on a sauté comme si on dévalait les marches au lieu de les monter. Elle était toute pressée, à sautiller partout en installant son chevalet. C'est elle qui a pointé le ciel de son doigt en me disant « regarde, dépêche-toi, regarde ». J'ai levé les yeux mais j'ai rien vu à part un étendu de noir, quelques nuages et deux trois étoiles et elle a eu l'air juste un peu déçue. Jesaïa elle, elle avait ce don pour voir des trucs que personne d'autres ne voyait, pour capter la beauté. C'était le fouillis dans ma tête, je triturais mes doigts, à pas savoir quoi faire, où me mettre. Je me suis demandé ce qui arriverait si on faisait surprendre tout là-haut, si maman le savait, ou pire, si on tombait ?

-Jes', allez viens, on redescend...

J'ai dit, et face à ma grande sœur, dire ça, ça demandait énormément de courage.

-Chut, tais-toi, je peins. T'as qu'à redescendre, toi.

Elle avait l'air d'avoir l'habitude d'être là, Jesaïa. Elle faisait totalement partie du décor, et je me suis rendue compte alors que seulement quatre ans nous séparaient ; elle avait fait la totalité des choses que j'osais à peine imaginer. Pourtant on faisait déjà presque la même taille alors j'ai pas compris d'où venait cet écart.

Au petit matin, j'étais allongée sur le sol, les vêtements tout froissés et tout humide et les dents qui claquaient. Jesaïa était en train d'émettre ses derniers coups de pinceaux. Elle avait une expression sur le visage que je ne lui avais jamais vu, et je sais plus trop si sur le coup, ça m'a émerveillé ou si ça m'a fait peur. En tout cas, je sais qu'à partir de ce moment-là, j'ai décidé que je devais donner envie à ma sœur de me peindre moi.

-Tu aimes ? Elle a demandé en surprenant mon regard et en se rapprochant de moi, m'obligeant à m'assoir. J'ai hoché la tête sans pouvoir me détacher de cette gare qui flottait haut dans les nuages et aussi bas dans l'enfer et ses flammes. Elle a ri de bon cœur alors qu'elle riait pas souvent, puis dans un moment unique, elle a calé sa joue contre mon épaule.

-Tu es drôle, elle a soufflé et ses mots se sont perdus dans l'air.

J'avais rien dit de drôle pourtant, et peut-être bien que c'était de la moquerie, mais j'ai rien dit et je suis restée avec une moue faussement vexée. Non, j'ai pas dit le n'importe quoi qui me venait en tête. Je l'ai laissé attraper ma main, me mettre dans les bras la moitié de son matériel, et toutes les deux on est redescendues en réveillant tout le monde dans l'immeuble. On s'est ruées dans nos chambres pour défaire nos lits et faire croire à maman qu'on avait dormit ici. On s'est échangé notre premier vrai regard complice, et pour de vrai, à ce moment-là, on est devenues sœurs. On se contentait plus de se croiser dans le couloir, de se donner des coups d'épaules et même des coups de poings pour se disputer l'amour de maman. Maintenant, même qu'on se souriait un peu et franchement.

Maman disait toujours que y'en avait pas deux comme nous, et ça ça me rendait fière, je levais toujours mon petit menton en l'air. Je passais mes après-midi à danser autour de Jesaïa qui peignait, dans mes robes flottantes, et d'après ses tableaux je m'envolais dans les airs. Je dansais matin, midi, soir, pour toute la vie, éternellement. Je faisais des ronds, je faisais de Jesaïa mon centre de gravité, je dansais pour empêcher maman de craquer.

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⏰ Dernière mise à jour : Mar 13, 2022 ⏰

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