Le dernier moi(s)

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Je courais.

Je courais et pourtant j'étais mort.

C'était le calme après la tempête, un côté apaisant dans cette agonie qui m'empêchait de souffrir, qui m'empêchait de ressentir cette brûlure dans les poumons quand j'essayais de respirer - je dis bien essayer. Ça m'empêchait de sentir chaque petit caillou se glisser dans la chair à vif de mes pieds qui avançaient sur le goudron dans une allure constante que je n'avais pas conscience de commander.

Je courais pour ma vie.

Pourtant j'étais plus qu'une ombre stagnant dans un supplice condamné.

Autour de moi ; que des lumières, des silhouettes floues, peut-être à cause des larmes qui refusaient de couler sur mes joues, peut-être à cause de la monture de lunettes qu'on m'avait cassée et qui était resté là-bas, couchée avec ma peur, ma fierté et ma dignité.

J'entendais bien les exclamations de surprise des gens autour de moi, je les imaginais devant la porte du restaurant d'Alberta, à l'angle de la rue, près de la maison, à attendre leurs commandes : « quatre tagliatelles pour les messieurs dames, on vous met où ? sur la terrasse ? », à me voir débarquer sur la route, sur le trottoir - non sur la route, au milieu de ces voitures dont les phares faisaient des lignes de couleurs rouges et bleus un peu partout - en tout cas dans mes yeux. Je les imaginais cacher ceux de leurs enfants, comme pour gommer tout mon sang, celui de mon visage, de l'arrière de mes cuisses, de mon corps meurtri, et tout ce que j'avais c'était le poing fermé sur mon caleçon. Ce caleçon que j'avais essayé de garder pendant qu'on me balançait des insultes à la gueule, des PD, des tu vaux rien, tu veux sucer nos queues ? Des putain tu dégoûtes, regarde-toi, à te conduire comme une nana. Et qu'est-ce que ça peut te faire, si je me conduis comme une nana ? C'est juste du vernis, du mascara, ça va arrêtez les gars, laissez-moi. Tu sais ce qu'on leur fait aux nanas, nous ? Enlevez-lui ces fringues.

J'ai oublié le code.

Le code de l'immeuble, le code pour rentrer. J'ai oublié. La douleur revient, je peux plus respirer, je pense que je vais tomber, je peux pas tomber, si je tombe je pourrais plus me relever, non vraiment - plus jamais. Je claque des dents, je tremble, coincé entre la démence, le choc et le froid. Fait chier mais fait chier, c'est ce que je murmure au bout du troisième essai raté, et puis comme ça je me mets à pleurer. Non : le corps dans lequel je suis emprisonné, ce pantin fatigué, tout cassé, c'est lui qui chiale comme un bébé. Mais ça finit par me revenir, tout comme l'envie de gerber, et j'arrive enfin à entrer dans le hall, et mon estomac se retourne et tout cet acide dans ma bouche... Je passe l'intérieur du coude contre mes lèvres, et je monte, les fissures en moi qui se mettent à grincer comme les marches de l'escalier. Ça se remet à saigner entre mes fesses, et y'a ce bruit distant qui sort de ma bouche, une plainte, un appel à l'aide, un au secours.

La porte de l'appartement n'est pas verrouillée, ça veut dire que maman est là, qu'elle fait sans doute à manger. J'ai rien à déposer dans l'entrée, j'ai plus mon sac, j'ai plus de chaussures, plus de vêtements, juste un tissus, plus d'innocence, plus de rire, même plus toute ma tête. Je vais droit à la salle de bain, je tourne la clé, constate que mes doigts sont pas si abîmés, j'ai même pas eu cette chance de cogner et c'est cette douce ironie qui m'arrache un sourire, un putain de sourire de mime. Un pas après l'autre, j'arrive près du lavabo, je m'y accroche, j'ai jamais aimé la vue des cadavres alors j'évite le miroir, je me concentre sur les deux brosses à dents sur le bord droit, sur le savon du bord gauche, du rasoir tombé dans l'évier, et je respire l'odeur du parfum de maman qui emplie toujours les pièces mais qui, là, ne semble même plus sentir pareil. J'ai envie de hurler, j'crois, non j'sais pas, alors tout ce que je fais c'est que je serre les poings, et j'étouffe tout, parce que les morts ne parlent pas. Je crache : le goût de l'injustice, la haine, l'envie d'attraper un flingue et de tous les buter d'une balle dans la tête, tous, peut-être même maman. C'est tout ça qui vient tâcher le blanc immaculé du marbre, mon sang, celui qui coulera sur ma peau dans la douche plus tard, sur les chiottes encore plus tard, quand même chier sera devenu impossible.

Recueil de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant