Chapitre 5

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— Tu as une tête de déterrée, salua Janet d'un ton aimable quand Eleanor arriva au bureau le lundi suivant.

La jeune femme ne dut qu'à la force de ses bonnes manières de ne pas lever les yeux au ciel. Bien sûr qu'elle avait l'air à moitié morte. Entre le chaton qui avait besoin d'un biberon toutes les deux heures, ses règles et Samuel qui envahissait ses pensées plus souvent qu'elle ne voulait l'admettre, elle perdait ses nuits à sonder l'obscurité d'un regard songeur. Cependant, rien de tout ça n'était la faute de Janet. La jeune femme déposa la caisse de transport du chaton sur son bureau et s'effondra sur sa chaise avec un petit grognement.

— Je déteste le café, mais je rêve d'un café. Pourquoi je rêve d'un café ?

— Parce que tu rêves souvent de choses déraisonnables. Rappelle-moi quand ta maison de Skye devait redevenir habitable, à la base ?

Eleanor marmonna quelque chose qui ressemblait à « il y a six mois » et Janet éclata de rire, ses pattes d'oie se creusant aux coins de ses yeux. Elle avait cette beauté qui n'appartenait qu'aux femmes dans la quarantaine, avec ses cheveux châtains mouchetés de gris et la sagesse dans ses yeux bruns.

— Quelques précieuses leçons pour toi, Eli : les travaux ne se finissent jamais dans les temps, les parents sont toujours fatigués et les propriétaires d'animaux ont toujours des poils sur leurs vêtements.

La jeune femme baissa les yeux sur son pull noir et grogna quand elle se souvint qu'Archie s'était frottée contre elle ce matin-là. Elle n'aurait l'air ni sophistiquée ni élégante ce jour-là. Non pas que ça la préoccupe particulièrement au quotidien, mais bon. Elle n'aimait pas avoir l'air négligée au travail, même quand elle ne voyait que Janet.

— Tu veux m'expliquer pourquoi tu as mal dormi ? demanda l'aînée d'une voix adoucie.

Pendant un instant, Eleanor hésita. Elle rechignait toujours à s'épancher, mais elle faisait confiance à Janet et lui avait de toute façon déjà raconté comment elle était tombée enceinte.

— C'est Samuel, soupira-t-elle en détournant le regard. Je l'ai revu hier soir. Je... Hum. Je ne pensais pas que ça me ferait quelque chose, mais...

Sa voix s'éteignit dans sa gorge comme une bougie qu'on aurait soufflée.

— Tu as eu des sentiments pour lui à une époque, non ?

Janet s'assit sur la chaise à côté de la sienne, avec ce regard sérieux qui signifiait qu'elle écoutait, qu'elle écoutait vraiment. Eleanor se sentait toujours honorée par ce regard. Elle avait trop souvent expliqué ce qu'elle ressentait dans l'oreille creuse d'un interlocuteur sans considération.

— C'était il y a tellement longtemps... Je venais de commencer ma première année à l'université, et je ne savais pas qu'il enseignait là-bas aussi. Je venais d'avoir une rupture difficile...

— Tu étais à fleur de peau à cette époque, et tu es à fleur de peau maintenant. Cet homme a compté pour toi. Vous étiez amis, tu le considérais comme un confident. À chaque fois que tu parles de lui, on dirait que cette relation vient de s'interrompre et que tu la pleures encore. Peut-être qu'une partie de toi voudrait qu'elle reprenne comme si elle ne s'était jamais interrompue ?

Les mots de Janet ravivaient tout un tas de souvenirs d'Eleanor. Les soirées passées à la London Library jusqu'à ce que les bibliothécaires les chassent à vingt-et-une heures, les nuits où elle l'avait appelé en pleine panique parce que son père venait de recevoir de nouveaux résultats d'examens médicaux, la manière dont tout son corps s'animait quand il parlait de théâtre ou de n'importe quelle forme d'art, les non-dits en tourbillon quand ils avaient réalisé que leur relation serait longtemps limitée par leurs positions respectives à l'université.

Le Sourire d'EleanorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant